Chronique d’une bonne adresse en décrépitude dans le Moungo.
Frédéric Nzoki Epoh a le discours franc et le sourire de ceux qui n’ont plus rien à prouver. «Nkongsamba n’est pas une ville. C’est une machine», dit le maire ce 25 juillet 2023. Pour nous intéresser à cette boutade de l’édile, il apparaît presque impossible de faire le tour. Impossible de résumer en quelques phrases la bouillonnante capitale départementale du Moungo. Voici un territoire en forme de cuvette, à la fois tapissé de végétation sauvage et de pitons rocheux. Selon une vieille légende, «Nkongsamba est la ville aux sept villages, où tous les chemins et tous les hommes se rencontrent». «En fait, c’est un peu fouillis, on a envie de s’y replonger pour tenter d’en repérer toutes les subtilités», complète Sa Majesté Henri Epanda Ebwelle. En choisissant cette formule, le chef supérieur des Bane’ka veut montrer de Nkongsamba l’image d’une ville dans laquelle les communautés, ethniques, culturelles, sociales savent aussi cohabiter, se mêler. Ça se passe ainsi à «Deux Kilos», «Guiness», «Léle», «Pola», «Ekanté», «Aviation», «Jean 23», «Mantoum», «Nyamton»… Dans nos oreilles, ces différents noms de quartiers aux ambiances propres font penser à une montre de collection, composée de millions de pièces en mouvement perpétuel. À en croire une autre légende, il a semblé aux découvreurs que c’était un paradis. «Un paradis qui n’a pas su capter l’air du temps, bien que s’étant hissé au rang de troisième ville du Cameroun», se désole Jonas Epoh, un patriarche résidant à Mantoum.
Bon vieux temps
En fouillant systématiquement dans les débris laissés par l’Histoire, l’anthropologue Justin Ebanda Ebanda fait savoir que Nkongsamba est découvert en 1904 par les explorateurs allemands. «L’objet de leur exploration était la réalisation de la première phase du chemin de fer reliant Douala au Tchad. On parle ici du tronçon Douala-Mont Manengouba, dont les travaux démarrèrent en 1906. Et le 11 avril 1911, le train siffla pour la première fois à Nkongsamba. … c’est à partir de 1907, que le Moungo vit les étrangers originaires des plateaux de l’Ouest arriver en masse», renseigne Justin Ebanda Ebanda. En digne fils du terroir, ce dernier réclame qu’on accole à Nkongsamba de ces temps-là, l’étiquette de «ville au rythme frénétique où l’argent faisait loi, grâce au café et à la gare ferroviaire qui avait gagné en importance sous l’administration française». «Il faut malheureusement accepter que, après cette exubérance économique, Nkongsamba est soudainement devenu une ville pauvre», reconnait Justin Ebanda Ebanda. Et selon plusieurs avis glanés auprès de quelques patriarches, la cité a perdu tous ses superlatifs. Ici et là, les faits sont mis à nu, sans artifice. «On vivait bien, très bien même», se remémore Lazare Tchinda, habitant du Quartier 3. «J’avais 3 femmes et tout le monde était à l’aise quand je rentrais de la gare», poursuit l’homme aujourd’hui âgé de 85 ans. «C’était la belle époque! Je pouvais organiser la fête chez moi chaque semaine parce qu’il y avait de l’argent», confie Jacques Mouako Ekouty, Dans sa nostalgie, ce vieillard trouvé dans le village Ekangté décrit la décrépitude économique de Nkongsamba. Selon lui, après le départ de certains grands acteurs étrangers, les usines de café n’ont pas résisté. Elles se sont effondrées. Des quelque 50 points de torréfaction que l’on comptait dans les années 70, il n’en reste plus une. Les ouvriers, plus de 1000 aux grandes heures sont tous partis. Les restauratrices et travailleuses du sexe qui gravitaient autour de cette manne ont, elles aussi, perdu leur emplois. Dans ce récit qui s’attache à restituer la trame d’une dégringolade et ses liens avec le destin de Nkongsamba, se profile une interrogation: qu’est devenue cette cité?
Aux abysses
Posée par Prince Ndedi Eyango dans l’une de ses chansons, cette question révèle le problème de la pérennité matérielle et symbolique d’une ville jadis prospère. «Aujourd’hui, il ne reste que des vestiges, des pistes défoncées, des remparts effondrés, des murailles délabrées des toits gisent ensevelis sous de vastes décombres, des grandes bâtisses aux fenêtres vides, aux portes et aux toits manquants qui achèvent de rouiller lentement dans l’air. Certains quartiers de la ville ne sont plus qu’une friche d’une industrie caféière qui a mal survécu», brosse Loïc Epanda, descendant d’un cuisinier de colon français. Par un esprit malicieux, ce dernier définit «Nkongsamba de 2023» comme «une cité qui a passé de la prospérité à la décadence en quelques temps». Avec plus de justesse, Justin Ebanda Ebanda applique la formule autrement: «Nkongsamba est allé de la fraîcheur à la décrépitude sans s’arrêter à l’ancienneté». Au-delà, le tout finit par refléter un imaginaire commun: celui d’une ville désincarnée dont les rues ne sont plus que des lieux de passage, des voies de circulation ou des lignes de fuite vers un horizon que l’on rêverait meilleur, plus humain, plus convivial et in fine, plus vivant.
Edjogmoa
Actuellement, c’est le visage que s’efforcent à valider les quartiers dits «chauds» de Nkongsamba. Tous les soirs, à Edjogmoa (dans le 2e arrondissement de la ville) par exemple, la zone s’enflamme au son des night-clubs. À en croire Prince Ndedi Eyango, une nouvelle génération de talents, fascinante, émerge et mixe les sonorités du Moungo aux rythmes actuels. «Toute cette effervescence a des vertus sonnantes et trébuchantes», signale l’artiste-musicien. En tout cas, ici à Edjogmoa, les boîtes de nuit figurent parmi les plus renommées de Nkongsamba. L’ambiance y est «branchée, business». Ici, l’on a l’impression d’être immergé au cœur de situations que le mot «ambiance» permet de saisir dans sa double dimension positive et négative. En effet, donnant au reporter à voir un stock de clichés, ceux-ci présentent quelques jeunes hommes et femmes qui hument l’herbe, s’enivrent d’alcool traditionnel et dansent. Ici, rien ne permet de produire des diagnostics chiffrés sur le nombre de riches, de très riches et d’hyper-riches en termes de revenu. «C’est le lieu de rencontre de monsieur tout le monde. Ce sont des paradis sociaux fondés sur l’ostentation de la richesse», définit Rodrigue Kameni, journaliste-correspondant de plusieurs médias nationaux. Son propos, étayé, remet quelques idées en place. Il rappelle la hausse des revenus dans la spéculation foncière et de l’imposture intellectuelle. Il relève qu’ici, les discothèques fascinent et attirent des publics sensibles à ces «critères de réussite sociale». «Il y a des gens qui ont a été pris en main par de puissants agents immobiliers et qui sont devenus riches. Et puis, il y a beaucoup de feymen ici», dit l’homme de médias.
Jean-René Meva’a Amougou, envoyé spécial à Nkongsamba