Sous la cendre du vivre-ensemble dans le chef-lieu du département du Moungo, gît un feu ardent.
Le Moungo pourrait être éligible, si l’on avait à choisir un endroit camerounais proche du paradis. Dans ce département de la région du Littoral, il y a tout pour ravir l’œil: du soleil doux, des montagnes, des vergers luxuriants et diverses populations livrées en pâture à notre regard. «Lorsqu’on entre à Nkongsamba à pas feutrés, on ne manque pas d’apprivoiser ces mille et un détails qui inspirent une poésie colorée. Grâce à eux, une histoire se dévoile, se déroule même sous nos yeux», s’épanche El Hadj Oumarou. Ce que le maire de Nkongsamba 1er ne cherche pas à épuiser, ni à traiter à la manière d’un expert, est un sujet précis et pointu: les origines de certains peuples du Moungo. En fouillant systématiquement dans les débris laissés par l’Histoire, l’on tombe sur un document intitulé «pétition au sujet de la situation des ressortissants de l’Ouest nés dans le Moungo». Rédigé en novembre 2011 par quelques «enfants originaires du Moungo, nés de parents venus de l’Ouest», le document fait du département du Moungo «le plus densément et le plus anciennement peuplé de ressortissants bamiléké de l’Ouest Cameroun». Pour tenter de rendre crédibles certaines histoires racontées, le journaliste David Nowou raconte: «Il faut rappeler qu’au début du siècle précédent, les allemands ont déporté des milliers de jeunes dans la région de l’Ouest pour effectuer des grands travaux dans le Moungo voisin. Après leur départ, ces jeunes pour la plupart se sont engagés dans les vastes exploitations agropastorales des colons grecs et français qui avaient raflé toutes les bonnes terres depuis le pont sur le Nkam jusqu’à Douala. Progressivement, ils ont même racheté les plantations des colons et acquis d’autres vastes terres des propriétaires locaux communément appelés «Mbo» dont le territoire s’étend jusque dans la région anglophone du Sud-Ouest». Pour dire la même chose autrement, Gabriel Hamani barre la voie à la falsification des faits. «Venus d’abord comme manœuvres des plantations ou ouvriers dans la construction du chemin de fer, plusieurs ressortissants de l’Ouest s’y sont peu à peu installés à leur propre compte, de sorte qu’aujourd’hui, le travail dans une plantation européenne ou indigène est considéré par beaucoup comme un moyen d’acquérir leurs propres parcelles de terre», écrit l’historien.
Braderie
Et voilà qui, depuis des années, provoque des émotions au pluriel et des interrogations légitimes parmi les Bane’ka. Selon Christian Ewane, chef de Mbaressoutou, «c’est un fait: l’administration coloniale a procédé à une véritable distribution des terres aux compagnies qui voulaient ouvrir de grandes plantations. Les terres distribuées furent choisies en fonction de leur fertilité et de leur proximité aux voies de communication. Cette politique de concession s’est réalisée au détriment des patrimoines fonciers Bane’ka». Ces dernières années, dans les 12 villages de cette communauté, colères incontrôlables et indignations impuissantes produisent des tempéraments systématiquement explosifs. «Si l’on est indigné, c’est que l’on a des raisons de l’être», explique Sa Majesté Henri Epanda Ebwelle, chef supérieur des Bane’ka. Plus fondamentalement, une bonne partie de la déclaration du dignitaire traditionnel rend compte des stratégies des acteurs. «Avant 1911, de nombreux ressortissants des Grassfields avaient dû connaître Nkongsamba et la région du Moungo, mais sans s’y installer. Après la guerre, les nécessités du portage accentuèrent le rythme des échanges entre Nkongsamba et le pays bamiléké. C’est probablement grâce au commerce que ces gens se sont en quelque sorte familiarisés avec Nkongsamba: ils s’y installèrent d’abord à titre provisoire et temporaire, le temps de régler les affaires puis définitivement», explique Henri Epanda Ebwelle. L’autre versant de cette explication recouvre les conditions matérielles de l’installation définitive à Nkongsamba. «L’émigrant qui est descendu à pied du plateau avec un ou deux cochons, débute comme manœuvre, en général sur une plantation européenne. Dès qu’il a des économies, il essaie de monter un petit commerce ou achète un morceau de terrain sur lequel il fait travailler sa femme, s’il en a une. Une fois installé sur sa terre, l’ancien manœuvre fait venir sa famille, en général ses frères ou des originaires de son quartier, chez lui. Ces derniers travaillent avec lui ou sont manœuvres sur une plantation voisine. Mais dès qu’ils le peuvent, ils s’installent à leur propre compte, sur des terrains achetés aux autochtones ou occupés sans plus de formalités. Et pour tout gâter, des personnes à la solde de certains migrants ont offert des pots-de-vin et ont monté délibérément les uns contre les autres parmi les Bane’ka», poursuit Henri Epanda Ebwelle.
Transactions
S’il existe un consensus apparent autour de la nécessité de respecter les droits des «allogènes», celle-ci est néanmoins au cœur de vives polémiques ici à Nkongsamba. Pour les Bane’ka, la terre est un actif, un capital comme un autre, et peut être traitée comme une simple marchandise. Sur ce point, Christian Ewane fait part des transactions effectuées et vérifiées dont il a eu connaissance, signalées depuis l’époque de ses grands-parents. Selon lui, ces transactions foncières ont impliqué la conversion de terres utilisées temporairement en terres achetées à vil prix. «Le problème foncier du Moungo a été souvent présenté comme un affrontement inter-ethnique entre autochtones et immigrés. En fait, cet affrontement n’a lieu que sur une partie restreinte du territoire. Les litiges fonciers sont nés des mouvements migratoires parce que ceux-ci ont rapidement saturé l’espace qui restait encore disponible. Et de fait, depuis les indépendances, une nouvelle dynamique autour de l’appropriation des ressources foncière s’est ainsi mise en place. Nous assistons à un phénomène qui se traduit par la dépossession des populations rurales, le développement d’un prolétariat autochtone», déplore le chef de Mbaressoutou. Faisant référence au texte de la constitution révisée en 1996 pour l’organisation de la décentralisation, d’autres Bane’ka mettent en avant leur qualité d’«autochtones» pour justifier leurs droits sur les terres de leurs ancêtres et l’exclusion de ceux qui n’en sont pas, selon des critères linguistiques, culturels, historiques et généalogiques.
Cris
Alors que les autochtones dénoncent la marginalisation dont ils sont victimes et qui les place en situation de minorité sur leur propre terre, quelques migrants s’estiment eux victimes de ségrégations et d’injustice de la part de ces populations qui les rejettent et les stigmatisent. Différents discours, émanant de différents acteurs, énoncés dans des circonstances et par des biais divers, ont permis cette observation. «Le Cameroun ne peut pas continuer de fermer les yeux sur ces pratiques à la limite ségrégationniste. Les enfants originaires du Moungo, nés de parents venus de l’Ouest ont légitimement le droit de prétendre à leur part de dividendes allouées à ce département», écrivait, par exemple, en novembre 2011, «l’association des natifs et ressortissants de Loum». Au soutien de sa thèse, cette association estimait à «90%» le pourcentage des «allogènes» vivant dans le Moungo, dont environ «80% sont composés d’enfants nés sur le sol du Moungo et dont les parents sont venus de l’Ouest Cameroun».
Jean-René Meva’a Amougou, envoyé spécial à Nkongsamba