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Mototaxis : Le road show de la défiance et de la loi

Devant les corps constitués et autres citoyens anonymes, les benskineurs disent n’avoir peur de personne. En face, l’autorité n’hésite pas à reprendre le dessus.

Une caravane politique menée par les “bendskineurs”

À coups de klaxon, les conducteurs de mototaxis de Yaoundé ont donné de la voix, le 9 novembre dernier. Avec véhémence et détermination, ils ont voulu battre le pavé afin de protester contre le refus du gouverneur de la région du Centre de leur «ouvrir» le centre-ville et d’autres hautes places de la capitale. Dès le début de la matinée, la ville s’est enflammée. Très tôt, très vite, un dispositif policier s’est installé à certains endroits «interdits, protégés et contrôlés». Envoie tes gaz, mon gars; ça pique les yeux, mais ça pique tous les jours!» a hurlé, au lieu-dit «Carrefour Mecc», un «bendskineur» devant les policiers médusés. À Nsam, Elig-Edzoa ou à Mendong, des bandes ont vidé les taxis et les bus de leurs passagers. Les services du gouverneur ont également failli être envahis; l’ambassade de France au Cameroun a été mise sous haute protection.

Sans le dire, dans les esprits et les guidons, le scénario du pire est souhaité: les violences, le blocage et, au bout, l’impasse politique. Face à l’ampleur de l’affaire, et voyant que le mouvement leur échappait très largement, hommes politiques et vedettes locales sont progressivement montés au créneau afin de tenter d’enrayer la gronde sociale à coups de mesurettes qui ne trompent évidemment personne. «Laissez les benskineurs se débrouiller dit donc; vous qui avez les grosses voitures, vous savez même comment on fait pour sortir du quartier à 5 heures pour aller travailler quand il n’y a pas de route?

Comment il faut se faufiler dans les embouteillages (encore parce qu’il n’y a pas de route) pour que les élèves (pour la plupart des enfants de pauvres) arrivent à l’heure à l’école où mêm pour qu’un malade arrive à l’hôpital?

Sachez que les benskineurs ne sont pas là par hasard; s’ils sont là c’est parce qu’il y a une forte DEMANDE et ils créent L’OFFRE pour la satisfaire. Au lieu même de dire merci aux benskineurs vous voulez plutôt les interdire?», a tempêté le rappeur Maahlox sur les réseaux sociaux.

En tout cas, les conducteurs de ces engins sont revenus à l’ordre pour respecter la décision de l’autorité administrative. La preuve, les barricades érigées sur les routes lundi ont été levées. Au décompte final, il s’est passé quelque chose. Martial Penda Eyoum évoque, de façon positive, «une forme de résilience très forte, c’est-à-dire la capacité d’un système à absorber des chocs sans que cela débouche sur un chaos total». C’est ainsi que le sociologue apprécie la démarche des autorités publiques.

Frictions
Seulement, il fait vite de remarquer que les rapports entre ces dernières et les mototaxis relèvent d’«une connexion balbutiante». En réalité, appuie-t-il, «il existe des doutes sur leur cohabitation pacifique». On se souvient des apartés musclés entre Gilbert Tsimi Evouna et un collège de mototaximen au sortir d’une réunion de concertation en novembre 2011 à Yaoundé. Le délégué du gouvernement avait alors essuyé quelques bousculades après avoir demandé à ses interlocuteurs de ne plus rouler à certains endroits de la ville (carrefour Mvog-Mbi, Olezoa, Boulevard de la Réunification, carrefour Emia, gare routière de Messa, sous-préfecture de Tsinga, Rond-point Bastos, carrefour Tongolo, Hôpital général, stade Omnisport, et le carrefour Mobil Essos).

«Nous ne comprenons pas pourquoi ce type nous interdit là-bas», fulmine un jeune qui, depuis, outrepasse en compagnie de beaucoup d’autres, la mesure de Gilbert Tsimi Evouna. Il donne les raisons de leur envahissement de certains coins de la cité capitale. «Nous sommes ici depuis un certain moment par ce que, suite au drame que notre confrère a eu, le préfet du Mfoundi nous a dit que si quelqu’un a les pièces nécessaires, il peut conduire sans problèmes ici à la Poste. C’est pourquoi nous sommes là» martèle-t-il.

 

Les conducteurs de mototaxis ont fait parler d’eux la semaine dernière. Ils ont annoncé un bras de fer avec les autorités de la capitale. Journée du mototaximan + manif pour revendiquer la possibilité de rouler partout à Yaoundé = samedi à haut risque. D’autant plus qu’à l’équation bien compliquée que posait la journée de samedi 9 novembre 2019 à Yaoundé, il a fallu ajouter encore une inconnue à cagoule, celle du contexte sociopolitique précaire au Cameroun. Multipliant des accrochages avec la police, toutes leurs tentatives d’investir le lieu-dit Poste centrale dans la matinée, par petits groupes, ont été contrecarrées par un dispositif policier massif, mais aussi très réactif.

Selon les premières «remontées d’informations» enregistrées par la préfecture du Mfoundi, les conducteurs des engins à deux roues ont misé sur l’effet médiatique que leur mouvement aurait. Là, c’est raté. Après avoir fait les gros titres et les ouvertures des journaux télévisés pendant de nombreuses semaines, les «Bend Skin» sont sortis du radar de la presse.

La mobilisation a baissé, mais pas la détermination. De nombreux mototaximen de Yaoundé ont continué à se rassembler pour tenter de faire plier le gouvernement sur leur revendication principale (faire le ramassage au Centre-ville). Puis, s’en est suivi un croisement de courbes. Quelques hommes politiques sont devenus favorables à un arrêt des actions des «bendskineurs». Néanmoins, ils ont gardé une sympathie pour le mouvement et ses revendications.

Alors, que comprendre de tout cela? La question est traitée dans ce dossier.

 

Le grand blues des politiques

Lors des meetings et autres caravanes, les engins à deux roues sont sollicités avant d’être vomis par des hommes en quête de popularité.

 

«Prenant l’exemple, l’an dernier, des mototaxis, qui ont un rôle social évident, j’avais souligné la nécessité de l’organisation de cette profession. Je suis heureux de constater que les services de l’État, après consultation avec les intéressés, ont mis au point un programme collectif d’encadrement. De la sorte, les mototaxis pourront s’impliquer davantage -et mieux- dans nos projets de développement national. Ce programme touche à différents aspects de l’exercice de cette profession, notamment à la formation, à la gestion et à l’organisation». Dixit Paul Biya dans son message à la jeunesse le 10 février 2014. Quelques jours après avoir entendu ces phrases présidentielles, les mototaximen ont couvert les pouvoirs publics des cris de joie. «On a gagné, on a gagné!», chantaient-ils, réunis sur une péniche au lieu-dit Carrefour du palais à Yaoundé.

Face à l’affluence médiatique, quelques-uns parmi les dignitaires du sérail tentaient de retourner la dynamique à leur bénéfice. «C’est une pratique bien connue chez nous: les hommes politiques se servent des mototaxis pour battre campagne ou se mettre en valeur simplement», tranche Sylvain Mpai, spécialiste camerounais de la communication politique. «À l’opposé, observe-t-il paradoxalement, les mêmes hommes politiques leur vouent un satané dédain».

Pistes
Pour aider à comprendre, l’universitaire invite aux caravanes politiques à travers le pays. «Le signe le plus visible de l’utilité des benskineurs dans un show politique est l’usage totalement erratique des gyrophares, klaxon à deux tons et autres sirènes, qui s’accompagnent généralement de feux grillés, de circulation dans les couloirs interdits et de signes comminatoires aux automobilistes», décrit Sylvain Mpai.

Pour sa part, Diane Yemele, la coordonnatrice de l’ONG Centre d’études et d’expertise sur la mobilité et l’aménagement (Ceema), n’est pas éloignée du même raisonnement. «Pour des signes extérieurs de puissance ou de popularité politique d’un leader, ce sont les mototaxis qui intiment aux manants de dégager la route!», fait-elle constater. Elle souligne par ailleurs qu’«en matière d’excès de vitesse et de désordre urbain, c’est comme si personne ne s’étonnait plus que le sommet politique donne le mauvais exemple et fasse le contraire de ce qu’il impose au citoyen».

Pour aider à comprendre encore, un syndicaliste ayant requis l’anonymat, déballe: «Le mot est intraduisible, mais le concept est simple: les caravanes de motos d’accompagnement politique se construisent localement, au gré des envies et des disponibilités de chacun. Les hommes politiques savent que c’est la meilleure façon, la plus organique -en dehors des médias payants- d’atteindre un nouveau public et un nouveau groupe d’électeurs».

Jean-René Meva’a Amougou

 

C’est juste une manifestation de démocratie négative

Martial Penda Eyoum

Ce mouvement exprime une colère qui peine à se structurer. Ils entretiennent une forme de paradoxe, mêlant une critique radicale de ceux qui gouvernent et une attente d’un pouvoir plus actif. Ils forment une nébuleuse rassemblée autour d’une démocratie de rejet

À partir de sa grille de lecture, le sociologue donne son avis sur le lien entre la politique et les mototaxis au Cameroun.

 

Au Cameroun, ces derniers temps, le quotidien semble marqué par la montée des populismes. Le mouvement des mototaximen exerçant dans la capitale en est-il un exemple?
Ce mouvement montre que se sont constituées, dans l’ombre, des communautés de souffrance et de rancœur. Ceux qui, ouvertement ou discrètement, revendiquent leur appartenance à cette communauté disent ne pas être écoutés ou représentés. Alors se crée un mouvement rassemblant des décrocheurs de la démocratie, animés par la défiance vis-à-vis des institutions.

Pour définir leur action, le mot “révolution” a été utilisé par quelques conducteurs de mototaxis rencontrés à Yaoundé. Comment faut-il comprendre cela?
Il ne s’agit pas de révolution. La prise du pouvoir n’est pas la revendication de ceux qui protestent aujourd’hui. Ils entretiennent une forme de paradoxe, mêlant une critique radicale de ceux qui gouvernent et une attente d’un pouvoir plus actif. Ils forment une nébuleuse rassemblée autour d’une démocratie de rejet. Celle-ci ne se préoccupe pas de cohérence, sinon elle ne demanderait pas à la fois plus d’États et moins d’impôts! Ce qu’il s’est passé à Yaoundé est juste une manifestation de démocratie négative, constituée simultanément d’une force dans la rue et d’une faiblesse pour formuler des propositions. Ce qui fonde leur unité ne repose pas sur une contagion purement physique des émotions, mais sur la découverte du partage de représentations communes. Cette unité ne conduit pas à une déshumanisation, mais à une jubilation. Il y a du plaisir et même, pourquoi pas, de la jouissance à partager des opinions et des émotions. Enfin, cette jubilation produit des sentiments de courage qui pourraient être qualifiés comme un surcroît de valeur morale.

Ce qui fonde leur unité ne repose pas sur une contagion purement physique des émotions, mais sur la découverte du partage de représentations communes. Cette unité ne conduit pas à une déshumanisation, mais à une jubilation. Il y a du plaisir et même, pourquoi pas, de la jouissance à partager des opinions et des émotions. Enfin, cette jubilation produit des sentiments de courage qui pourraient être qualifiés comme un surcroît de valeur morale.

Selon des informations puisées à bonne source, des hommes politiques seraient aux côtés des mototaximen. Va-t-on parler d’opportunisme politique au cas où cela est avéré?
Quoi qu’on dise, au Cameroun, les partis sont en déclin tandis que les mouvements montent en puissance. Le propre d’un parti est de construire un projet sur une base sociale, culturelle et parfois territoriale. Il répercute des revendications du bas vers le haut. Le mouvement, à l’inverse, repose d’abord sur sa tête d’affiche. Il s’organise autour d’une personne et se satisfait de rudiments de démocratie interne. Nous sommes dans un moment historique où dominent les peurs, les impatiences, le désenchantement, à l’origine de communautés de répulsion. Alors, on pourrait qualifier d’opportunisme la capacité qu’ont certaines formations politiques locales à prendre en charge l’organisation d’une parole collective dans une société plus éclatée, qui n’est plus structurée en classes bien définissables. Seule la référence à une opposition entre le haut et le bas fait alors confusément image.

Mais, on peut lire la situation autrement en la rapprochant de celles des années 90…
Il peut y avoir une ressemblance dans l’atmosphère ambiante. Mais le contenu est très différent. Dans les années 1990, le régime gouvernant était la cible. Les opposants et la rue le maudissaient. Ce n’est pas le cas d’aujourd’hui. Nous sommes dans un modèle social, mélange d’étatisme et de corporatisme, qui compartimente la société, altère la cohésion sociale et aiguise les revendications particularistes dont se nourrit précisément le politique.

Il peut y avoir une ressemblance dans l’atmosphère ambiante. Mais le contenu est très différent. Dans les années 1990, le régime gouvernant était la cible. Les opposants et la rue le maudissaient. Ce n’est pas le cas d’aujourd’hui. Nous sommes dans un modèle social, mélange d’étatisme et de corporatisme, qui compartimente la société, altère la cohésion sociale et aiguise les revendications particularistes dont se nourrit précisément le politique.

Sur un autre média, vous avez parlé du phénomène de mototaxis comme le résultat d’une croissance des inégalités. Sont-elles la cause de ce mal-être que décrient les concernés?
Elles ont, en tout cas, progressé partout à travers le pays, contribuant à effacer la notion de moyenne et à produire ce que je nommerai “une société d’éloignement”. Il ne s’agit pas seulement de l’écart entre des riches et des pauvres. Si certaines inégalités ne sont pas acceptées, d’autres sont d’ailleurs tolérées. Le sentiment critique est, par exemple, moins accentué quand la fortune sourit à des fonctionnaires ou à des hommes politiques. Plus largement, le problème vient du fait que la société camerounaise s’est ghettoïsée, ce qui a attisé les fantasmes, les préjugés, les stéréotypes. Or nous ne parviendrons à rien tant que nous ne ferons pas plus clairement société les uns avec les autres.

Alors, ce qu’il se passe avec les mototaximen n’est-il pas d’abord une crise sociale portée par des revendications contre les inégalités?
Oui, mais il s’agit d’un phénomène complexe, dont il faut saisir les ressorts et pas seulement la résultante. Or, elle est en attente. Il faut aller plus loin pour répondre aux effets de l’ouverture économique, qui a suscité certains mouvements à coloration plus ou moins politique où se superpose le sentiment qu’on fonctionne dorénavant dans une société à deux vitesses, en ce qui concerne les places autant que les chances.

Propos recueillis par
Ongoung Zong Bella

 

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