Mobilisation des recettes fiscales : échec programmé des pays de la Cemac

Dans un ouvrage, qui vient de paraitre aux éditions du Panthéon à Paris, l’inspecteur des impôts Symphorien Alain Ndzana Biloa démontre qu’une mobilisation optimale des recettes fiscales dans les pays du Sud est impossible en l’absence d’une réforme du système fiscal international.

Dans un ouvrage, qui vient de paraitre aux éditions du Panthéon à Paris, l’inspecteur des impôts Symphorien Alain Ndzana Biloa démontre qu’une mobilisation optimale des recettes fiscales dans les pays du Sud est impossible en l’absence d’une réforme du système fiscal international.
Alain Symphorien Ndzana Biloa, auteur de « Sauvons l’impôt pour préserver l’Etat ».

Vous venez de publier aux éditions du Panthéon, « Sauvons l’impôt pour préserver l’Etat ». Y-a-t-il vraiment péril en la demeure ?

Vu la multiplication des révélations relatives aux scandales de fraude et d’évasion fiscale internationales et la qualité des acteurs impliqués (hommes d’Etat, citoyens fortunés, grandes banques, entreprises multinationales, etc.), vu le foisonnement des ennemis et bourreaux de l’impôt et l’ingéniosité dont ils font preuve, vu les développements de l’industrie de l’évitement de l’impôt et les moyens et instruments de plus en plus sophistiqués mis en œuvre, vu les montants colossaux en jeu, vu les conséquences dramatiques de cette hémorragie fiscale sur les économies des pays pauvres ou en voie développement, vu les atermoiements et tergiversations de la communauté internationale, oui, il y a péril en la demeure.

Je ne suis d’ailleurs pas le seul à le penser. Dans son discours prononcé à Davos le 24 janvier 2018 lors du dernier Forum Economique Mondial, le Président français Emmanuel Macron a dit deux choses importantes dans ce sens : s’adressant aux dirigeants des autres pays, il a indiqué qu’il faut que les Etats cessent la concurrence fiscale et sociale ; il a ensuite interpelé les dirigeants des grands groupes présents dans la salle en ces termes: «Vous ne pouvez pas faire de l’optimisation fiscale comme vous le faites aujourd’hui». Le nouveau contrat mondial qu’il a proposé rejoint ma suggestion.

Lire aussi: « L’administration fiscale s’est fourvoyée » et Fiscalité : des perspectives peu reluisantes pour les pays africains

 

Votre livre tombe à point nommé. En effet, avec la chute des prix des matières premières notamment du pétrole, l’augmentation des recettes fiscales est actuellement la préoccupation de tous les Etats de la Cemac. Pensez-vous que les actions menées en ce moment vont dans le sens de ce qu’il faut faire pour atteindre cet objectif ?   

Les actions menées dans la zone Cemac peuvent être appréciées au niveau de chaque Etat membre et au niveau de la coopération ou de l’intégration sous – régionale. N’ayant pas les détails des actions menées au niveau des  Etats membres autres que le Cameroun, je vais me limiter à la coopération économique dans la zone Cemac dont je parle dans l’ouvrage et qui définit un cadre dont les Etats membres sont supposés s’inspirer pour définir et conduire leurs politiques fiscales. Au regard de la proposition de renforcement et d’élargissement de la coopération entre Etats que je soutiens dans mon ouvrage, je suis un peu gêné de continuer à parler de la Cemac alors qu’elle n’est pas reconnue comme une Communauté économique sous régionale par l’Union africaine.

L’institution chargée de la coopération internationale en matière de fiscalité dont je propose la mise en place ne sera efficace que si elle dispose de relais comme l’Union africaine au niveau régional et comme la CEEAC au niveau sous régional.

L’Afrique centrale compte à ce jour trois institutions de coopération économique : la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), la Communauté économique des pays du Grand Lac (CEPGL) et la Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale (CEEAC). La coexistence de ces trois institutions dont les espaces, les politiques, les programmes et  instruments se chevauchent, constitue un frein au processus d’intégration de l’Afrique centrale en général et en matière de fiscalité en particulier. Or, pour que la réforme du système fiscal international que je propose profite à tous les pays de cette sous-région, il est nécessaire qu’ils finalisent le processus d’intégration économique dans le cadre de la CEEAC tel que recommandé par l’Union africaine. Le Comité de pilotage de la rationalisation des Communautés économiques régionales dans la région Afrique centrale (Copil/Cer-AC) mis en place en 2009 a certes commencé ses travaux ; mais il tarde à produire les résultats escomptés. Il est important d’indiquer que l’institution chargée de la coopération internationale en matière de fiscalité dont je propose la mise en place ne sera efficace que si elle dispose de relais comme l’Union africaine au niveau régional et comme la CEEAC au niveau sous régional.

 

Dans votre ouvrage, vous postulez que sans une réforme du système fiscal international, les pays du sud ne parviendront jamais à mobiliser le volume de recettes fiscales nécessaires  pour faire face à leurs problèmes de développement. A votre avis, à quel niveau de pression fiscale devrait se situer les pays de la Cemac aujourd’hui pour estimer leur mobilisation de recette optimale ?

Si on prend les données sur le Cameroun qui est la première et la plus diversifiée des économies de la Cemac, le taux de pression fiscale dans cette zone oscille entre 16% en 2015 et 15,1% en 2016. Or, tous les experts sont d’avis que la part des prélèvements obligatoires dans la richesse nationale doit atteindre au moins 25% pour être significative et engendrer un véritable développement. Il faut dont faire encore des efforts pour optimiser la collecte des impôts dans la zone Cemac.

S’inspirant des expériences et des avancées des institutions telles que l’Onu, l’OCDE, l’UE et bien d’autres, cette institution aura justement pour rôle d’assurer la coordination des actions de coopération internationale en matière d’économie en général et en matière de fiscalité en particulier.

Comment caractérisez-vous le système fiscal international actuel et dites-nous en quoi il illimite la collecte de recettes fiscales dans les pays de la Cemac ?

Le système fiscal international actuel, constitué des législations nationales qui se livrent une concurrence effrénée, et des instruments d’une coopération internationale en matière de fiscalité réduite jusque-là aux tentatives d’harmonisation, à l’assistance technique et à l’échange des renseignements, présente d’énormes failles mortifères pour l’impôt. Ces failles impactent négativement la collecte de l’impôt par les Etats de la Cemac comme pour tous les pays du monde.

Pour permettre de lutter contre la concurrence fiscale entre les Etats et l’évasion fiscale que vous présentez comme les «deux principaux maux» du système fiscale international actuel, vous plaidez pour « l’adaptation des règles (définition de nouveaux arrangements internationaux, définition d’un ordre public fiscal international…) et la mise en place d’une institution chargée de la coopération en matière de développement économique. Quel serait le rôle de cette institution et comment fonctionnerait-elle ?

S’inspirant des expériences et des avancées des institutions telles que l’Onu, l’OCDE, l’UE et bien d’autres, cette institution aura justement pour rôle d’assurer la coordination des actions de coopération internationale en matière d’économie en général et en matière de fiscalité en particulier. Elle sera chargée de réformer les règles existantes afin de les adapter aux nouveaux paradigmes de l’économie mondiale, et de définir un ordre public fiscal international que tous les Etats devraient respecter. Pour qu’elle soit efficace et pour qu’elle évite le syndrome de la CPI, elle devra être universelle tant dans son approche que dans sa portée, et fonctionner sur la base d’un Etat une voix.

 

Au regard des divergences entre Etats que vous-mêmes vous relevez sur la question, comment parvenir à une telle réforme ?

Tous les gouvernants du monde en sont conscients. Il reste à y mettre de la volonté politique au nom de la solidarité internationale qui transparait dans les Objectifs de développement durables, dont l’objectif est de transformer le monde sans laisser un pays, une sous-région ou une région en marge.

Les Etats-Unis et le Royaume Uni contrôlent chacun un réseau de juridictions fiscales considérées par certaines organisations gouvernementales et non gouvernementales comme des paradis fiscaux.

Vous dites que cette réforme devrait profiter à tous les Etats mêmes aux paradis fiscaux. Comment vous expliquez donc la réticence des pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Irlande, le Luxembourg, etc.?

Dans leur culture, ces pays qui sont partisans de la souveraineté et de la concurrence fiscale sont hostiles aux initiatives d’harmonisation et de règlementation. Les Etats-Unis et le Royaume Uni contrôlent chacun un réseau de juridictions fiscales considérées par certaines organisations gouvernementales et non gouvernementales comme des paradis fiscaux. Quant à l’Irlande et au Luxembourg, ils redoutent la remise en cause des cadeaux fiscaux qu’ils ont accordés aux multinationales installées sur leurs territoires et la délocalisation de ces dernières qui leur fera perdre des investissements, des emplois et des ressources budgétaires.

 

Malgré le contexte international que vous décrivez, on observe cependant que certains pays du sud s’en sortent mieux que d’autres. N’y-a-t-il pas des causes endogènes qui expliquent aussi la faible collecte des recettes fiscales?

Faire des propositions de réforme du système fiscal international ne signifie pas qu’il n’y a pas des causes endogènes  qui expliquent les difficultés de mobilisation des recettes fiscales. La preuve est que certains pays du sud s’en sortent effectivement mieux que d’autres et réalisent des performances proches de celles des pays d’Amérique latine et des Caraïbes (ratio impôts/PIB de 22,8%). J’ai de l’admiration pour un pays comme le Togo qui a mené une réforme importante et dont les résultats parlent d’eux-mêmes. Ce pays a fusionné les administrations des douanes et des impôts au sein de l’Office Togolais des Recettes (OTR). Cette réforme lui a permis de porter son ratio impôts/PIB à 21,3% en 2015 (source : statistiques des recettes publiques en Afrique publiées en octobre 2017). Et ce n’est pas tout ; le Gouvernement togolais vient d’annoncer une profonde réforme de son code général des impôts en 2019.

Quand bien même le système fiscal international serait réformé, il ne sera pas possible aux pays en voie de développement d’en tirer profit si leurs propres dispositifs fiscaux ne sont pas mis à niveau.

Tous les experts affirment que les pays du sud sont ceux qui sont le plus victimes d’évasion fiscale. N’est-il pas curieux que ce soit dans ces pays qu’il y ait le moins de procès en rapport avec cette question ? Comment l’expliquez-vous ?

Déclencher la poursuite d’un contribuable pour fraude fiscale n’est ni une sinécure ni une partie de plaisir. Or, l’une des caractéristiques des pays du sud est qu’ils ne disposent pas d’administrations fiscales percutantes en mesure de franchir l’écueil de la commission des infractions fiscales et d’administrer la charge de la preuve devant le juge pénal. C’est la raison pour laquelle la répression pénale de la fraude fiscale n’est une réalité que dans les pays disposant des administrations fiscales redoutables. Et dans ces pays, l’agent du fisc est plus redouté que le juge.

 

Dans ces conditions, le plus important n’est-il pas de traiter d’abord les problèmes endogènes ?

Vous semblez oublier que cet ouvrage fait suite à mon premier ouvrage intitulé « La fiscalité levier pour l’émergence des pays africains de la zone franc : le cas du Cameroun », dans lequel j’ai relevé ces problèmes endogènes et suggéré des actions à mener. D’ailleurs, quand bien même le système fiscal international serait réformé, il ne sera pas possible aux pays en voie de développement d’en tirer profit si leurs propres dispositifs fiscaux ne sont pas mis à niveau. A titre d’exemple, sur les 27 pays africains membres du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales de l’OCDE, 22 n’ont pas encore fixé la date de leurs premiers échanges de renseignement parce qu’ils n’ont pas encore mené toutes les réformes nécessaires pour mettre leurs systèmes fiscaux en conformité avec les exigences de l’OCDE. La conséquence est qu’ils ne peuvent pas encore tirer les dividendes de la Convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale qui est à ce jour l’instrument multilatéral le plus complet pour combattre l’évasion et la fraude fiscales internationales.

Interview réalisée par Aboudi Ottou

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