Imaginez-vous que vous êtes dans un lieu où toutes les tolérances de premier ordre se bousculent.
Imaginez-vous que vous êtes dans un lieu où il existe un très grand spectre de postures, de rapports de forces et d’acteurs qui dépassent largement la seule relation entre les individus. Imaginez-vous que vous êtes dans un lieu où la musique vous berce; l’odeur de la cuisine locale préparée spécialement pour vous aiguise l’appétit. Imaginez-vous que vous êtes dans un lieu de chamailleries dignes d’une cour de récré; où les hommes claquent leur argent tout en s’enivrant et en ripaillant. Imaginez-vous que vous êtes dans un lieu où les femmes en quête d’argent facile pulvérisent les repères moraux et sexuels. Imaginez-vous que vous êtes dans un lieu où, à côté des femmes désignées par une expression moins lourde d’opprobre et de mépris comme «vendeuses de piment», les hommes sont affublés d’épithètes anodines comme «clients», «consommateurs». L’autre jour, un sergent-chef en service à la garde présidentielle y a trouvé la mort.
Ouvrez les yeux et arrêtez d’imaginer. Vous êtes au paradis, malgré «l’enfer du décor». Vous êtes à un endroit auquel le nom atypique sied à merveille: «Mini Ferme». C’est à Yaoundé. Ni vu ni connu… Pendant trente jours, ce haut-lieu où les spectacles indécents et les jurons abondent; ce haut-lieu où chacun est susceptible de parvenir à ses fins; ce haut-lieu où la face scintillante et presque aimable de la prostitution s’expose… Pendant trente jours, ce haut-lieu sera fermé, sur ordre de Joseph Alain Etoundi, le sous-préfet de Yaoundé 6. In fine, la décision du chef de terre, signée depuis le 29 juin 2023, convoque la rhétorique des effets secondaires inhérents à la concentration d’activités liées au sexe (criminalité accrue, massification de la débauche organisée et patentée…) Si elle n’est pas repérable immédiatement, la tonalité générale de la décision de Joseph Alain Etoundi, bien que laminée dans le chaudron d’une certaine opinion publique, est exceptionnelle de lucidité, affranchie de toute langue de bois. Car en fait, chez nous, pour éviter de la regarder en face, on a fini par esthétiser la prostitution, en la rendant romanesque. Ce cliché arrange en réalité tout le monde. Personne ne peut s’en laver les mains, de l’État qui laisse faire, aux médias qui ne traitent trop souvent la question que sous l’angle du fait divers.
Et pourtant, selon une certaine analyse, en 10 ans, le grand banditisme et la dépravation des mœurs ont pris une dimension énorme à Mini-ferme. Quelques reporters ont même établi que des jeunes filles, fuyant les zones anglophones en crise sociopolitique, y ont atterri pour «compléter» les effectifs de gonzesses rodées à la «vente du piment». Venues du Sud-Ouest et du Nord-Ouest (d’après des reporters), ces jeunes filles débarquées à Mini-Ferme y développent des formes de sociabilité particulières les amenant à embrasser la prostitution comme une activité temporaire de survie. À côté de cela, il faut également avoir un œil dans notre contexte d’inégalités exacerbées, où les relations familiales se superposent au pouvoir de contrôle sur les organes sexuels des filles, «outils» de travail et sources d’enrichissement. Les jeunes filles sont obligées de cocher dans une grille les prestations qui s’imposent à elles. Le résultat est effarant, tant les banalités s’enfilent comme des perles. De conjoncturelle et localisée, la prostitution dans nos cités est devenue structurelle, un modèle sacrificiel sans limite territoriale. En ce sens, on pourrait profiter de Mini Ferme pour engager un examen approfondi, pouvant permettre d’avancer vers un diagnostic, un sens et des solutions. Même si, entre temps, le plus vieux métier du monde ne cesse de se rajeunir via Internet.
Jean-René Meva’a Amougou