Inauguré en 1992 pour servir de surface de transactions commerciales entre les populations du Cameroun, du Gabon, de la Guinée-Équatoriale et de Sao Tome et Principe, cet espace communément appelé «marché mondial» combine d’une façon embarrassante deux problèmes: l’absence de client et les prix hors de portée.
Jour de soleil équatorial à Abang-Minko’o. À l’entrée du marché éponyme, c’est la cavalcade de quelques commerçants. Aujourd’hui, le site se définit en termes simples: «Marché mort». Pour qu’il se dévoile comme tel,
pas besoin de spécialiste. Car ce qui se suggère, ou plutôt s’affirme sous nos yeux, combine d’une façon embarrassante deux problèmes: l’absence de client et les prix hors de portée. «Voyez-vous, les étals vides se multiplient; l’achat de certains produits comme le bâton de manioc a dû être rationné depuis plusieurs semaines. Pour acheter du plantain ou tomates, des clients sont contraints d’explorer dans le noir. Quant aux œufs frais, on ne les cherche même plus. Un jour, les légumes manquent, le lendemain c’est la farine ou l’huile», renseigne une source proche de la régie du marché. Ce 30 novembre 2023, l’ambiance imposée par cette réalité achève de créer un espace vivant qui se meurt. Décor Si, aujourd’hui, le site tente toujours de restituer son identité unique dans le quotidien de la zone des trois frontières, c’est qu’il compte encore sur quelques vendeurs. Téméraires ou désabusés, ces derniers sont désormais ancrés dans une dimension mystique. «Nous ne savions pas que c’est ainsi que Dieu allait nous traiter», se lamente une vieille Camerounaise, les deux mains agrippées à une sacoche improvisée couvre chef. Dans le dédale des ruelles du marché jadis appelé «Marché mondial» parce que grouillant de monde, s’entassent des étals fatigués sous le soleil. Boutiques achalandées et gargotes fumantes sont closes. En essayant de se projeter dans le long terme, un jeune ouvre inconsciemment un pan d’histoire à livre ouvert. «Cette situation a
commencé, il y a environ trois quand est survenue l’épidémie de Covid-19», explique Pierre Ntamba, cadre à la régie du marché. «Les choses se sont davantage détériorées quand il y a eu coup d’Etat au Gabon au mois d’aout», complète une voix féminine. Quand elles parlent de «situation» et de «choses», plusieurs personnes rencontrées ici évoquent bien plus qu’une simple expérience commerciale. Elles déclinent plutôt une série noire. «Regardez, il n’y a rien !», assume Pierre Ntamba, accompagnant d’ailleurs ses dires d’un geste des deux mains. À côté, quelqu’un, un vendeur de volailles, s’empresse de déchiffrer les misères des commerçants. «AbangMinko’o n’est plus comme avant. On souffre! Nous payons le ticket au marché, mais nous ne vendons rien», nous apprend cet homme. Chasse aux bénéfices «Depuis au moins trois ans, tout est cher!», expose une Gabonaise venue faire des emplettes ici ce samedi. Sur ce sujet de la cherté précisément, très repérable sur toutes les variétés de tubercules, les volailles et les tomates, les avis négatifs convergent. Ici et là se déploie un vaste lexique incriminant (à tort ou à raison) les acheteurs à la chasse de copieuses marges bénéficiaires sur les différents produits de consommation courante prisés par les Équato-Guinéens et les Gabonais. Pour beaucoup, la baisse du volume des échanges au marché serait consécutive au
contournement du marché par certains opérateurs économiques. «Certains commerçants passent par la mer pour ravitailler directement Libreville et Malabo à partir de Douala». Résultat des courses, les nombreux consommateurs de la capitale gabonaise au pouvoir d’achat plus fort, ne se déplacent plus pour Abang Minko’o. Ce qui, «furtivement», arrive ici est tarifié au prix fort. Et pour causes: «les prix qui ont presque triplés sont fixés à la tête du client», «les commerçants camerounais augmentent spontanément les prix des marchandises, dès qu’ils aperçoivent des Gabonais», apprend-on. À titre d’illustration, un cageot de tomate que l’on achèterait par exemple à 4000 FCFA à Ambam, est vendu à 10 000 FCFA aux Gabonais. «Les Camerounais continuent à penser que nous avons encore beaucoup d’argent, ils se trompent, le Gabon a changé», indique un transporteur camerounais. Goulots d’étranglement. Dans les détails que flashe celui-ci, se profile également un sombre verdict: «Le poste frontalier qui sépare le Cameroun du Gabon est l’endroit qui nous ruine le plus tous les jours, 30 000 F pour passer. Et nous n’avons pas d’autre choix que d’assommer les revendeurs». «Les bonnes choses n’arrivent plus ici comme avant; tout est acheté à 10 kilomètres d’ici sur la route Ambam Ebolowa, puis acheminé et stocké chez des trafiquants qui guettent la moindre occasion pour nous vendre plus cher». Entre les mots et les chiffres qui innervent ces propos, il y a une logique effroyable, implacable. Depuis le désenclavement de la zone en 2003, les populations camerounaises, en particulier, déplorent en effet que les pays voisins ne proposent rien sur un marché pourtant à vocation sous-régionale. Selon Kudawû, le président du syndicat des commerçants du marché frontalier d’Abang-Minko’o, une
bière gabonaise, la Régab était proposée sur le marché de 1992 à 1995. Ayant rencontré une concurrence farouche des produits brassicoles camerounais, la bière gabonaise n’a pas pu s’imposer. Depuis lors, plus rien. Idem pour les produits équato-guinéens. La voix peu chaleureuse et le souffle précipité, Matilde Ekounda, revendeuse et présidente des Femmes capables d’Abang-Minko’o, raconte que le contexte d’ultra sécurité en Guinée Équatoriale joue un rôle nocif autour des prix des denrées, surtout des tubercules. Parce que les clients venus de ce pays sont devenus rares, ceux qui réussissent à avoir une «piste» viennent ici proposer des prix pour le moins copieux. «À eux, se gargarise Matilde Ekounda, je vends le filet de 100 bâtons de manioc à 50 000 francs. Et j’ai au moins 6 à 10 clients comme çà chaque samedi depuis que la frontière est fermée. Je préfère çà que de vendre aux gens qui me proposent la moitié de ce montant. Cela m’encourage à aller chercher plus de bâtons de manioc même dans la Lékié. À croire que la volatilité est une ressource utile, parce qu’elle fournit des occasions de faire des profits à ceux qui parviennent à prévoir le moment où le marché va se retourner dans un sens ou dans l’autre. En plus des enjeux stratégiques mal contrôlés ici à Abang Minko’o, s’est ajouté un défi logistique avec la non-maîtrise des coûts liés à l’acheminement et la conservation des marchandises. «Tant que vous ne payez pas à la frontière, vous ne passez pas! Et vos produits vont se détériorer entre vos mains. C’est comme ça!», fulmine un autre transporteur camerounais.
Jean-René Meva’a Amougou