«Il y a un truc qui ne va pas, ici». Voilà ce que se dit constamment Momfarou. Depuis quelques semaines, son commerce de découpes de volailles en provenance de Guinée Équatoriale est constamment visité par les services étatiques. «Hier, c’était les agents du ministère du Commerce, aujourd’hui, ce sont les gars des impôts et les gens du district de santé. Avant-hier, c’était le tour de ceux du Minepia», énumère-t-il, avec la mine fausse de ne pas cerner ce qui se passe. Reste à tenter de comprendre, à travers un travail d’interprétation, les situations qu’il affronte, mais aussi les logiques qui animent et qui orientent ces interminables contrôles dans sa boutique. Sur les conseils de son ami, Momfarou tient le coup. Philosophe, il appelle cela son «lot de jolies histoires ici à Kye Ossi». Car, croit-il, «si les gens sont si méchants, c’est peut-être seulement parce qu’ils souffrent».
présence toujours effective malgré la traque
Le marché et ses logiques
Il n’existe sans doute pas, à travers cet espace, de guide plus précieux pour vivre les destins des marchandises venues de Guinée Équatoriale. D’ailleurs, dès l’entrée, une émotion authentique est ressentie en cohérence avec l’ambiance bruyante. Et pourtant, l’ombre de celle-ci repose sur le contrôle strict des schémas frauduleux de circulation des personnes et des biens. Tant il est vrai que, fortes de leur logistique basée à la fois au Cameroun et en Guinée Équatoriale, des mafias se sont emparées de la frontière depuis de longues années. Selon des sources sécuritaires locales, si le marché de Kye Ossi recèle les opportunités d’affaires (à tous les sens), il constitue également le grand réceptacle des articles de la contrebande. «Depuis quelques jours, le démantèlement des pistes de contrebande se répercute sur l’activité économique ici au marché», reconnaît un homme, propriétaire d’un bazar. Depuis de longs mois, les schémas de circulation de biens mal acquis ou non accusent le coup du durcissement des contrôles en amont comme en aval. D’autres sources anonymes évoquent l’augmentation des effectifs de police et de douane. Dans les interstices du marché, la situation dévoile trois séries d’indicateurs: la traque des boissons alcoolisées et hygiéniques, la traque des produits cosmétiques et la traque des appareils électroniques. «À la date d’aujourd’hui, Kye Osi est le théâtre de convergence de tout cela», explique Mahama Nfouapon. Tentant de prouver les misères de ses collègues commerçants. Pour rentrer dans leurs marges, ils sont «obligés de liquider» (comprendre brader à vil prix). Et pour fructifier leur capital dans un tel contexte, notre interlocuteur raconte que «c’est difficile». Devant nous, la scène n’en finit pas de signaler que des personnes apparemment sans un but clair, sans objectif précis, se déplacent à l’intérieur du marché. Il ne s’agit pas cependant d’une circulation qui s’apparente à l’exploration, à la flânerie, mais plutôt de personnes en situation d’errance dans une perspective de «tomber sur un malchanceux».
Astuces
Ceux qui mènent l’affaire sont formels. Les commerçants non sédentaires qui ont quelque chose ou non à se reprocher les craignent. Au chapitre des anecdotes, l’on fait état de commerçants qui, la semaine dernière, ont préféré abandonner leurs découpes de volailles plutôt que raconter des salades. Lors d’un contrôle inopiné du Mincommerce, le mois dernier, des vendeurs ici à Kye Ossi ont délibérément abandonné leur marchandise sur place. Selon les précisions apportées par les contrôleurs, durant cette opération, les enquêteurs ont traqué les pratiques trompeuses dites de la camerounisation des découpes de volailles ou celle du faux producteur, pratiques qui consistent pour un professionnel à faire passer des produits achetés à l’étranger pour camerounais ou à prétendre faussement qu’il en est le producteur. Cette opération inopinée a conduit les services à établir six procès-verbaux pour «absence d’information sur l’origine, la catégorie et la variété des produits; absence de prix et des erreurs d’affichage, le manque de traçabilité voire la qualité médiocre des produits commercialisés». Quatre commerçants, quant à eux, ont été verbalisés pour «des irrégularités relatives aux balances nécessaires à la pesée des marchandises vendues sur les étals».
Traque
Selon la délégation départementale du Commerce de la Vallée du Ntem, c’est la traçabilité des produits qui est le viatique de la démarche. Raisons: «malgré la classification du poulet dans les biens soumis au TEC de 20 % à partir de 2000 (UEAC, 1999; Cemac, 2004, NDLR), les importations de poulet, essentiellement sous la forme de découpes congelées, ont continué de se développer et la consommation totale de poulet s’en est trouvée accrue ici à Kye Ossi, voire plus loin. Si cette évolution a permis à la fois d’approcher le niveau de consommation préconisé par l’Organisation mondiale de la santé en matière d’apports en protéines animales, et de développer un secteur d’importation florissant, elle s’est également accompagnée d’une crise importante du secteur productif, entraînant la fermeture de nombreux élevages industriels ou semi-industriels».
Au niveau de la délégation départementale de la Santé publique, il est «fréquent à cette période» et l’inspection «ne permet pas d’établir une corrélation» de ce pic «avec d’éventuels manquements au titre de la protection et la santé animale». «Des non-conformités sont relevées», appuie-t-on. Les arguments développés s’appuient sur 200 échantillons de poulets congelés et des spiritueux prélevés sur constat d’huissier il y a quelques années au marché de Kye Ossi. «Ces échantillons ont fait l’objet d’analyses au Centre Pasteur et la liste des agents pathogènes s’y trouvant a été établie. Conséquemment, une liste de malaises et maladies susceptible d’être provoqués par ces agents pathogènes a aussi été établie. Le suivi de la fréquence de malades présentant les symptômes de ces malaises et maladies dans les registres de consultation de deux dispensaires (un à Yaoundé et l’autre à Douala) pendant ces dix derniers mois a permis de relever le nombre annuel de malades et d’établir des courbes d’évolution qui ont été comparées à la courbe d’importation des poulets congelés ces dix dernières années. Par ailleurs les enquêtes sur les sources de poulets congelés en Europe sont venues renforcer les conclusions», indique Dr Pierrot Engama.
Dur à cuire…
Mais Kye Ossi reste un champ d’action de groupes impliqués dans le trafic de marchandises. À cause de la bonne qualité et de l’acquisition des boissons alcooliques à des prix dérisoires en Guinée, le commerce informel avec le Cameroun s’est accru de ce côté de la frontière. Les populations venant de l’hinterland s’en approvisionnent souvent clandestinement à la fois à Kyé-ossi et en Guinée Équatoriale pour revendre à des prix meilleurs dans les villes camerounaises. Dans leurs mobilités les passeurs empruntent les chemins de brousse, les voies fluviales pour rallier la Guinée Équatoriale d’une part et camouflent les boissons sous les sièges des véhicules, dans les valises. Beaucoup d’usagers interprètent la situation comme une justification des contrôles tatillons mis en place à la frontière… et qui provoquent des queues kilométriques.
Jean-René Meva’a Amougou