Libre circulation en Afrique centrale : L’œuvre de Dieu, la part du diable

Cela semble incroyable aujourd’hui: «entre Libreville et Kye-Ossi, il y a une trentaine de poste de contrôle !». Cela est pourtant vrai. Le Rwandais François Kanimba et ses collègues commissaires de la CEEAC en ont fait la triste expérience. Sur la scène de la 11e édition de la Foire transfrontalière annuelle d’Afrique centrale (Fotrac) ce 4 décembre, le récit de leur voyage entre la capitale gabonaise et le Cameroun n’est pas gai. Dans leurs carnets de route tenus entre Kye-Ossi et Ebibeyin en Guinée Équatoriale, ils ont certainement enregistré beaucoup de chiffres et de faits, afin d’établir ou rétablir des vérités. Sauf qu’au finish, à l’image des vieillards désabusés et fourbus par une situation bizarre, leurs visages ont changé après avoir vécu ce qui se passe sur le terrain en matière de libre circulation en Afrique centrale. Face à une crise sanitaire mortifère inédite, concomitante à une succession angoissante des actualités dramatiques à l’échelle de différents pays, la sous-région s’enferme toujours plus. Après les bonnes intentions contenues dans les discours des politiques, rien en l’état actuel n’avance. Chaque jour, sur le terrain, la libre circulation connait de nombreux revers, comme si un rideau de théâtre s’était brusquement abattu sur la scène, signant la fin de la récréation et du rire. Entre-temps, la machinerie diplomatique fait valoir qu’elle tourne à plein régime.

 

Du point de vue de quelques commissaires de la CEEAC, les freins au processus sont entretenus par les citoyens de l’espace communautaire eux-mêmes.

Sur le perron de la Maire de Kye Ossi, au terme des échanges avec les autorités camerounaises

«Il y a quelque chose de profondément paradoxal dans l’idée que, en dépit des efforts faits ces dernières années pour abolir les barrières à la liberté de circulation en Afrique centrale, des autorités décentralisées d’États membres puissent néanmoins réintroduire des barrières par la petite porte en les instaurant à l’intérieur des États membres». Cette litanie, on l’a entendue ce 3 décembre 2020 à Kye-Ossi. Celui qui la décline est François Kanimba, commissaire au marché commun, affaires économiques, monétaires et financières de la CEEAC. Ici sur le site de la Fotrac, il est entouré de la Congolaise Yvette Kapinga Ngandu et Mangaral Bante (respectivement commissaire en charge de la promotion du genre et commissaire en charge des questions de paix et de sécurité de la CEEAC). Par la description qu’ils font tous ensemble de leur voyage entre Libreville et la ville hôte de la Fotrac, nombreux sont ceux qui voient en eux une sorte de comité de salut public adapté à la situation.

Cette situation, relève François Kanimba, tient sur deux choses : «le désir d’aller chez les autres et le refus d’accepter les autres chez soi». De façon caricaturale, le Rwandais parle de «l’œuvre de Dieu et de la part du diable». En guise d’explication, le commissaire au marché commun, affaires économiques, monétaires et financières de la CEEAC suggère de ne pas avoir peur des mots : «nous nous sentons libres, mais en même temps, nous nous déclarons prisonniers. Voilà pourquoi, nous avons instauré des barrières non tarifaires le long des corridors pour créer à nous-mêmes des obstacles à notre nature de personnes libres».

Pour Yvette Kapinga Ngandu, tout semble rudement bien orchestré pour entraver la libre circulation dans tous les pays de l’espace CEEAC qu’elle dit avoir visité. «Ce qui est paradoxal, dit-elle, c’est que dans ces pays-là, tous les apologistes de la bonne conscience convergent vers la libre circulation des biens et des personnes. Mais, par leurs postures faussement généreuses, l’on décèle beaucoup d’insincérité».

Du haut de son poste de commissaire en charge des questions de paix et de sécurité de la CEEAC, Mangaral Bante estime que «les nombreuses barrières deviennent aux yeux de tous la démonstration éclatante que nous avons du mal à nous défaire des sentiments malveillants des uns contre les autres. En clair, on est piégé par nos propres représentations faussement objectives».

 

Agenda à court et moyen termes…

Des plaidoyers auprès des dirigeants politiques, c’est ce qu’envisagent les trois commissaires venus de la CEEAC.

 

À entendre parler Yvette Kapinga Ngandu, Mangaral Bante et François Kanimba, on dirait des clercs qui ont cumulé des positions diversifiées au carrefour du droit, de l’économie et de la politique, des praticiens aussi compétents qu’attentionnés. Ici à Kye-Ossi, tout en évitant la surenchère populiste, ces trois «notables» venus de la CEEAC promettent de se lancer dans des discussions au niveau le plus élevé des différents États. En attendant que le lobbying de longue haleine produise ses effets, «il va falloir travailler sur la notion de frontière telle que perçue en Afrique centrale». À en croire François Kanimba, «la frontière entre la sécurité et la xénophobie reste aussi floue que poreuse partout dans la sous-région».

De surcroît, enchaîne Yvette Kapinga Ngandu, leur interprétation ne va pas sans poser problème. «Tout cela endosse plus ou moins le postulat d’une politique distincte et distante d’une véritable politique d’intégration sous-régionale». Alors, promet la commissaire en charge de la promotion du genre à la CEEAC, «il faut préparer la voie d’une contre-offensive idéologique». En des mots simples, Yvette Kapinga Ngandu entend mener des démarches pour déconstruire l’image de la femme et de la jeunesse vouées à la pauvreté du fait des restrictions à la libre circulation. Parce que tout semble se passer comme si les discours sur la libre circulation en Afrique centrale obéissent à des dynamiques contraires, Mangaral Bante a un programme : recueillir auprès des autorités des avis permettant de se faire une idée des tensions récurrentes au niveau des frontières entre États. Pour lui, il s’agit d’«aller au contact des frilosités et intermittences de la parole, implicites, sous-entendus, secrets et non-dits, omerta et tabous».

Jean René Meva’a Amougou

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