Dans certains cas, en Afrique centrale notamment, elles reproduisent et transforment des schémas migratoires nés avant elles. L’expérience migratoire des femmes ne peut être dissociée du restant de leurs expériences, alors que la migration et ses effets s’insèrent dans l’éventail des choix et des possibilités que ces femmes (pauvres la plupart du temps) perçoivent comme étant à leur portée. Dans ce sens, la décision de migrer est le fruit de négociations, de décisions, d’une organisation familiale prise avec la famille d’origine ou constituée. Même lorsqu’il s’agit de les fuir, la famille, la communauté, le milieu d’origine sont étroitement impliqués dans la décision de migrer.
Pourquoi les femmes émigrent-elles, selon vous?
Cela peut sembler un truisme, il n’est pourtant pas inutile de le rappeler: les femmes ont toujours été présentes dans les migrations. Les femmes émigrent pour se marier et rejoindre leur famille. Elles émigrent également sous l’effet de leurs obligations familiales, du chômage, des bas salaires, de la pauvreté, de la limitation de leurs perspectives sociales et économiques ou de difficultés ponctuelles intervenues dans leur pays d’origine. Également, le rôle assigné aux femmes dans l’économie les pousse vers des secteurs peu ou pas qualifiés faisant l’objet d’une demande croissante: les secteurs manufacturiers, les services (en particulier les services domestiques), le spectacle et le commerce du sexe. Mais par ailleurs, les migrantes qualifiées sont aussi fortement demandées, en particulier dans le secteur de la santé, ce qui entraîne d’ailleurs une grave pénurie de personnels soignants dans les zones de bas niveau sanitaire.
De plus en plus, on constate que les femmes migrent seules. Quelle explication donnez-vous à cela?
Si les femmes migrent davantage seules que par le passé pour occuper les emplois cités, il convient toutefois d’apporter quelques observations dont nous croyons, qu’elles permettent à la fois de nuancer et d’enrichir les figures prédominantes des travailleuses migrantes. Ces observations sont surtout d’ordre historique: les migrantes d’aujourd’hui sont héritières des migrantes d’hier. Dans certains cas, en Afrique centrale notamment, elles reproduisent et transforment des schémas migratoires nés avant elles. L’expérience migratoire des femmes ne peut être dissociée du restant de leurs expériences, alors que la migration et ses effets s’insèrent dans l’éventail des choix et des possibilités que ces femmes (pauvres la plupart du temps) perçoivent comme étant à leur portée. Dans ce sens, la décision de migrer est le fruit de négociations, de décisions, d’une organisation familiale prise avec la famille d’origine ou constituée. Même lorsqu’il s’agit de les fuir, la famille, la communauté, le milieu d’origine sont étroitement impliqués dans la décision de migrer. Les configurations familiales sont diverses. Ces migrantes peuvent, à leur tour, entreprendre de faire venir des membres de leur famille, conjoint, enfants, parentèle plus élargie, une fois stabilisées statutairement ou installées dans le pays d’accueil, ou choisir d’effectuer des allers-retours pour maintenir leur présence en mobilité. Ou bien envisager leurs déplacements seules, ou en couple, les enfants étant confiés à la parentèle restée sur place, etc. Ainsi, le fait de migrer, même seule, mobilise un ensemble d’acteurs tout au long du parcours migratoire, l’unité domestique, mais aussi l’État, des réseaux qui peuvent aller des filières communautaires d’entraide aux réseaux mafieux, sans omettre les multiples dépendances qui se tissent dans les lieux d’arrivée ou de passage.
En Afrique centrale plus particulièrement, quels sont les pays qui accueillent le plus de main-d’œuvre issue des migrations féminines?
Dans la sous-région CEEAC, la dernière décennie a été marquée par une augmentation des mouvements migratoires féminins de caractère économique ne s’inscrivant nécessairement pas dans une logique de regroupement familial. La participation croissante des femmes à l’activité productive dans certains pays d’Afrique centrale est liée à l’augmentation de la demande de main-d’œuvre dans le secteur des services, essentiellement pour les travaux peu qualifiés et mal rémunérés (service domestique, hôtellerie…). Dans les années 1990, la Guinée Équatoriale est devenue un pays d’immigration, dont l’une des caractéristiques distinctives en tant que pays d’accueil résidait dans la présence importante de femmes. En 2000, au Cameroun, le taux d’activité des femmes immigrées âgées de 15 à 64 ans s’établissait autour de 57,1% contre 63,1% en RDC.
Dans certains autres pays comme le Congo-Brazzaville, le Gabon, le Tchad et dans une moindre mesure le Rwanda, les étrangères constituent, pour ce qui concerne les emplois peu ou pas qualifiés, une sorte de sous-segment du marché féminin du travail, lui-même plus étroit que celui des hommes. Cantonnée dans des emplois peu qualifiés et faiblement rémunérés, l’activité des étrangères dans ces pays-là est encore plus fortement concentrée dans la profession d’agent d’entretien.
Ici et là, des médias font écho de traitement ignoble subie par les travailleuses immigrées en Afrique centrale. Doit-on dire comprendre que la méconnaissance du droit du travail, et plus globalement, de la culture salariale est un élément central qu’il faut revoir?
Dans tous les pays d’Afrique centrale, les femmes immigrées les plus jeunes sont celles qui sont le plus en contact avec les clients. Leur niveau de formation, leurs capacités linguistiques et leur mode de présentation de soi constituent autant de critères «d’acceptabilité sociale» qui favorisent leur invisibilité professionnelle et sociale. Pour tenir les cadences, les femmes n’ont souvent pas d’autre choix que de faire des heures en supplément qui ne sont ni récupérées, ni payées. Ce mode de gestion de la main-d’œuvre qui ne reconnaît et ne permet aucune qualification empêche toute possibilité de professionnalisation de cette activité, toute chance d’évolution, d’autant qu’une fois qu’elles sont embauchées, aucune formation professionnelle n’est proposée aux femmes. Cette invisibilité professionnelle se fonde, c’est ce que montre mon enquête de terrain, sur une méconnaissance de la culture salariale qui favorise des pratiques patronales douteuses. Ce sont des pratiques de gestion de la main-d’œuvre qui reposent sur une forme d’emploi propice aux pratiques patronales peu scrupuleuses. Le sentiment de ne pas pouvoir «trouver mieux ailleurs» joue beaucoup. Inscrite dans le prolongement de leur activité de mère-épouse exercée au sein de la sphère domestique, c’est la seule «qualification» qu’elles peuvent mettre en avant sur le marché du travail.
Dans ces conditions, les femmes ne peuvent que se maintenir dans leur sous-emploi tant qu’il peut leur permettre de subvenir aux besoins de leur famille. Il faut comprendre que, derrière, il y a une volonté de disposer le plus librement possible d’une main-d’œuvre malléable, corvéable à merci. Cette corvéabilité est obtenue par une fragilisation du droit du travail. Le tout est assommé par une faible présence syndicale et une action collective contestataire très souvent réprimée par les employeurs.
En se concentrant sur les cas les plus patents de violences faites aux migrantes en tant que femmes, ceux de la traite des femmes et de l’exploitation des travailleuses domestiques, toutes deux assimilées à l’esclavage, y a-t-il lieu de dire que rien n’est fait pour réduire les discriminations à l’égard des femmes, révélées ou causées par le processus migratoire?
De nombreux instruments internationaux définissent précisément la traite et ses diverses dimensions (exploitation sexuelle, service domestique forcé, mariages arrangés…), de même que les modalités de la protection des victimes par les gouvernements des pays d’accueil signataires (visas spéciaux de résidence, protection sanitaire et sociale…) Une faible part seulement des pays d’accueil (19 sur 65 selon une étude de l’OIT) disposent pourtant de lois ou réglementations incluant les services domestiques au sein des législations nationales du travail. Certaines législations vulnérabilisent les employées de maison administrativement, socialement, économiquement et physiquement, voire au niveau sanitaire (déni de soins par les employeurs) en les plaçant sous la responsabilité directe de ce dernier et en autorisant leur confinement au sein des familles. Cependant, si les processus et institutions de recrutement sont encore peu réglementés, divers gouvernements et organisations de la société civile des pays d’Afrique centrale s’efforcent d’encadrer légalement ce secteur d’emploi (Déclaration de Colombo du Sommet régional sur les employées de maison étrangères, mesures négociées entre l’UNIFEM et certains gouvernements par exemple).
Propos rassemblés par
Ongoung Zong Bella