«Les cigognes sont immortelles» d’Alain Mabanckou
Ce roman relate avant tout la vie d’une famille, celle de Papa Roger, Maman Pauline et Michel. Ce dernier doit avoir entre 12 et 15 ans et aime son chien Mboua Mabé (chien méchant en lingala) acheté au marché. Avant de vivre avec Pauline et Michel, Papa Roger a eu des enfants avec une autre femme, Maman Martine, à qui il rend visite de temps en temps. La famille de Papa Roger a élu domicile au quartier Voungou et loge dans une «maison en attendant», c’est-à-dire une maison en planches parce que «c’était trop cher de construire en dur». Papa Roger et les siens entretiennent de bonnes relations avec les voisins, qui sont soit modestes, soit riches (le narrateur les appelle les capitalistes noirs). Quand Papa Roger doit consommer du vin ou du tabac, il envoie Michel les acheter dans la boutique «Au cas par cas» où les prix sont fixés à la tête du client par la truculente Mâ Moubobi. Au collège des Trois-Glorieuses, Michel et ses camarades apprennent plein de choses parmi lesquelles la chanson soviétique «Quand passent les cigognes» dont nous reparlerons plus loin. Bref, jusqu’au 19 mars 1977, la vie est tranquille et les choses se passent assez bien pour les habitants de Pointe-Noire, la seconde ville du pays qui produit le pétrole congolais.
Ce jour-là, en effet, est assassiné le président Marien Ngouabi qui dirigeait un régime marxiste-léniniste. Une révolution de palais ou bien un coup tordu de la Françafrique pour ramener le pays dans le giron capitaliste? La seule certitude, c’est que, cet assassinat aura des conséquences dans tout le pays: disparition de Mboua Mabé, arrêt du train qui circule sur le chemin de fer Congo-Océan, fin du commerce de bananes de Maman Pauline, fermeture des écoles, difficulté de sortir de chez soi à cause du couvre-feu décrété par le comité militaire qui a pris le pouvoir.
Pour s’évader un peu de cette atmosphère délétère et pesante, Papa Roger est obligé d’écouter la Voix de l’Amérique qui «sait tout avant tout le monde» et non la voix de la révolution congolaise qui ne distille que de la musique militaire et les éloges du camarade-président.
Pour ne pas se faire arrêter par la milice du nouveau régime, Maman Pauline n’a pas d’autre lieu que sa chambre. C’est là qu’elle peut pleurer son frère aîné, le capitaine Kimbouala-Nkaya, qui perdit la vie dans le coup d’État militaire. L’assassinat du capitaine Ngouabi réveille les démons du tribalisme, dresse le Sud contre le Nord. L’ancien président Alphonse Massamba-Débat et le cardinal Émile Biayenda sont les premières grosses victimes de la chasse aux sorcières menée par les soldats nordistes contre les sudistes soupçonnés d’avoir tué Ngouabi. En un mot, entre le 19 et le 21 mars 1977, le Congo devient méconnaissable. Progressivement, la cohésion et la confiance qui faisaient la force et le charme du pays cèdent la place à la division et à la méfiance. Des citoyens proches de Ngouabi ou de ses collaborateurs assassinés sont arrêtés et soumis à un interrogatoire musclé. Même le petit Michel est questionné par un tribunal d’exception sur les liens qui existent entre sa maman et le capitaine Kimbouala-Nkaya. Il est alors placé devant un dilemme: dire la vérité, ce qui pourrait attirer des ennuis à sa famille ou bien mentir, ce qui le mettrait en porte-à-faux avec son éducation morale.
Michel, la voie de Mabanckou
Alain Mabanckou, qui prête sa voix à Michel dans ce roman, revient à la fois sur son enfance et sur «le besoin qu’il ressent de plus en plus de dire ce qu’est son continent et de montrer pourquoi il est aujourd’hui à la dérive». S’il évoque le général de Gaulle qui fournit des armes aux sécessionnistes biafrais via le Gabon et la Côte d’Ivoire, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, le maire Jacques Chirac ou le mercenaire Bob Denard, ce n’est pas seulement pour montrer l’emprise de la France sur l’Afrique francophone et le rôle négatif joué par elle dans ses ex-colonies, mais aussi pour rendre hommage à des héros africains que Mabanckou considère volontiers comme des «cigognes immortelles»: André Matsoua (Congo), Ahmed Sékou Touré (Guinée), Patrice Lumumba (RDC), Sylvanus Olympio (Togo), Ruben Um Nyobè et Félix-Roland Moumié (Cameroun), Luis Amílcar Cabral (Guinée-Bissau).
Publié en 2018 par les Éditions du Seuil, ce 12e roman de Mabanckou, où Michel emploie constamment la formule «ce que je ne peux pas expliquer ici sinon on va encore dire que moi Michel j’exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir» pour éviter d’étaler les situations ou les choses qui relèvent de l’intimité, est celui qui prend vraiment position sur les leaders politiques africains et sur la politique de la France en Afrique. Ici, comme dans des interviews accordées plus tard, Mabanckou ne tolère pas que la «patrie des droits de l’homme» apporte son soutien à des dictateurs et se serve d’eux pour piller les richesses du continent. Mais le talent de l’auteur ne réside pas uniquement dans l’analyse des causes de l’impasse du continent ou de la violence politique. Il se trouve également dans l’humour qui traverse le roman de bout en bout. Je me souviendrai toujours de certains passages comme «les voisins zaïrois qui croient que nous aussi nous sommes nombreux, que nous sommes cachés dans le fleuve Congo et que nous sortirons au moment où ça va chauffer pour les attaquer», «Derrière Mâ Moubobi et sa boutique où il y a une photo encadrée du camarade président Marien Ngouabi. Quand on lui promet de la payer à la fin du mois, Mâ Moubobi montrait du doigt la tête de notre président» ou «les veuves qui jouent leur cinéma en pensant déjà à l’héritage qu’elles vont avoir».
Né en 1966 à Pointe-Noire (Congo-Brazzaville), Alain Mabanckou enseigne la littérature francophone à l’Université de Californie-Los Angeles (UCLA) depuis 2006. Parmi ses autres ouvrages, mentionnons “Bleu-Blanc-Rouge” (Grand prix littéraire d’Afrique noire en 1999), “Mémoires de porc-épic” (Prix Renaudot, 2006), “Verre cases”, “Le sanglot de l’homme noir”, “Black Bazar”, “Petit piment” et “Demain j’aurai vingt ans”.
Jean-Claude DJEREKE