Le talon d’Achille : failles d’une collapsologie postcoloniale

Par Armand Leka Essomba.

Achille MBEMBE est l’un des grands penseurs de notre époque africaine que le monde entier envie probablement à son pays d’origine : le Cameroun.  Dans sa fougue lyrique et son intelligence fulgurante, il vient de signer dans le quotidien français « Le Monde », une tribune devenue très vite virale.

Avec l’immense talent qu’on lui connaît, il y  livre son point de vue sur ce qu’il appelle, les « Etats voyous d’Afrique centrale », qui lui apparaissent comme des « créatures monstrueuses » d’une francafrique anachronique.

Un préjugé nocturne: esthétique du silence

A la vérité, il s’intéresse prioritairement au Cameroun. Ce dernier se trouve en ce moment même, en proie à une griserie suicidaire et surtout, en voie d’être complètement saccagé, du fait de ses propres élites. Et comme à chaque fois qu’il s’exprime sur son pays d’origine, cette prise de position à la fois brutale, captivante et brillante; mais surtout déroutante, « décevante » et pourtant si constante, a divisé l’opinion spécialisée et alimenté d’incroyables chamailleries.

L’auteur de ces lignes avait pourtant choisi jusque-là de se taire. En ces temps gris, où le jour et la nuit s’accouplent, tout semble en fin de compte indéchiffrable. Dans cette sorte de pénombre, l’on ne distingue plus clairement si ce qui vient, est un visage ou un mirage. Alors même que la « danse des sorciers » se prolonge, au milieu d’un chahut caverneux, fait d’invocations étranges, de jurons haineux, d’imprécations violentes et surtout de bagarres vaines, le tout sur fond d’un culte inquiétant de la cruauté, l’écho si bruyant des hiboux et des rossignols domine cette nuit de notre caverne. Du coup, le cri du colibri n’est ni audible, ni crédible.

Mais, l’on a beau se taire, que l’on échappera point au verdict d’assignation. Assumer un camp ou être assigné dans un camp; mimer la foule ou commenter les mots d’ordre officiels ; théoriser sur « l’accès au pouvoir » ou sur « le maintien au pouvoir » : telle est la nouvelle topologie intellectuelle au-delà de laquelle hélas, aucune parole lucide n’est plus audible chez nous. Pensée des tranchées donc.

La tribune d’Achille MBEMBE, profondément ambivalente et « versatile », n’aide pas hélas, à s’émanciper de ces culs de sac.  Entre les « hourrahh » de ceux qui (bien nombreux), sont engagés dans un procès en béatification de leur idole et les « oh là-làà » de ceux qui (tout aussi nombreux), tentent de lacérer son visage en le désignant à coup d’anathèmes ad hominem, comme n’étant point « des nôtres », il y a place pour une dialectique intellectuelle plus rigoureuse et plus féconde.

Un préjugé métaphysique : la résurrection d’un « mort »

Le récit de la genèse intellectuelle de MBEMBE, révèle explicitement un impensé religieux (chrétien voire christique) qu’il n’a jamais nié au demeurant. Sa biographie intellectuelle se trouve en effet être marquée par la dialectique de toute existence : celle de la vie et de la mort. Dans son cas, il s’agit d’un itinéraire inverse qui part de la mort vers la vie : Il y a à l’origine un éloge (et une critique) de la mort et « du mort », qui conduit à un culte (et une critique parfois cynique) de la vie et du vivant ou de ce qui peut en tenir lieu.

Probable trace d’un mythe chrétien, tout part d’un drame anthropologique : le refus d’accorder une sépulture digne à un homme qui, suivant les témoignages de ceux qui marchèrent à ses côtés, donna sa vie en sacrifice pour que la multitude : ses « frères kamerunais » (coupables du péché de servitude), vivent à jamais debout et jaloux de leur liberté. Cet homme, vécut dans la précarité et mourut dans la brutalité, pour avoir intensément porté l’utopie para coloniale de l’autogouvernement qui, en même temps, postulait une politique de la fraternité.

Pour MBEMBE, toute politique de la vie et toute politique de la fraternité au Cameroun, passe absolument par la reconnaissance de cette expérience fondatrice de fratricide et la résurrection de ce mort. C’est ce mort qui n’a cessé de le hanter. C’est pourquoi, La naissance du maquis dans le sud-Cameroun (1920-1960), qui sera l’un des plus brillants textes de l’historiographie du nationalisme camerounais et l’un des plus brillants de l’auteur, s’ouvre par un récit de mort : « Ruben UM NYOBE, secrétaire général de l’Union des populations du Cameroun, a été abattu le 13 septembre 1958,… ».

Suivant sa propre confidence, «…cet acte originaire de cruauté à l’encontre d’un « frère », … devint très tôt non seulement l’objet principal de mon travail académique, mais aussi le prisme par lequel, je m’en rends compte aujourd’hui, ma critique de l’Afrique-en tant que lieu abritant le crâne d’un parent mort-a pris corps et s’est développé » (Sortir de la grande nuit, p.39).

En s’efforçant de se souvenir d’un mort aussi encombrant, en cherchant avec entêtement à donner la parole à ce cadavre que le colonialisme et ses suppléants, dans son ivresse criminelle et sa cruauté idiote, humilia jusqu’à la façon de l’enterrer, MBEMBE fit scandale. La répression administrative qui succéda à ce geste, dans un contexte politique local réputé idéologiquement structuré par un projet de « Renouveau », intrigua certains observateurs tout en confirmant la continuité hégémonique du système politique local en dépit du changement intervenu à la tête de l’Etat en novembre 1982.

Rétrospectivement peut être, ceux qui demain, écriront l’histoire de la démocratisation au Cameroun, y trouveront probablement là, bien longtemps avant les « vents d’Est », bien avant le célèbre procès de Célestin Monga et bien avant la marche du 26 mai 1990 à Bamenda, l’une des sources culturelles d’accélération de l’avènement démocratique

Toutefois, Ce « scandale » de la genèse, au-delà de ses répercussions politiques était quelque part porté par une vanité laïque : le geste magique qui consiste à redonner vie à une sépulture.

L’historien qui avait grandi à l’ombre de la catéchèse et de la doctrine chrétiennes ne sorti point indemne de son commerce avec le christianisme. C’est ainsi que, probablement marqué par la richesse symbolique et métaphysique de l’histoire tragique du juif de Nazareth, dont le noyau « mystique » est à rechercher dans la dialectique de la crucifixion et de la résurrection, Achille MBEMBE tenta d’interpréter une part de la tragédie de UM NYOBE en référence subtile à la passion christique. Tout comme le prisme à partir duquel il lit aussi bien l’Afrique que son pays d’origine s’opère dans l’idée que de la mort, naitra la vie.

Et là, le glissement fut inévitable et la « compromission » logique : le chercheur fusionna littéralement avec son objet de recherche. Sa sympathie intellectuelle pour UM NYOBE devint une empathie politique pour la cause politique que ce dernier défendait. L’historien du « rebelle » et de la « rébellion » devint lui-même rebelle.

Visiblement affecté par le ressenti lié au « refus d’accorder une sépulture digne à un « frère », le penseur de la mort et de la violence ne verra désormais autre chose, notamment dans son pays d’origine, qu’un territoire misérable et sinistré, peuplé de personnages vulgaires, véritables morts (vivants) sans aucune fierté, copulant, dansant, se saoulant la gueule à longueur de journée et grisés par la haine de s’entretuer ; habités tous par le désir de fuite, « quémandant des visas » et des titres de séjour pour s’échapper de l’enfer de leur condition.

Mobilisant à profusion les catégories de la puanteur (plaie béante, ensauvagement, enkystement ; etc), il ne renonce à aucune outrance verbale pour qualifier les expériences politiques et culturelles en cours dans son pays d’origine. Lui, l’historien du nationalisme camerounais, ne verra autre chose dans les mouvements d’opinions consécutives à « l’indiscipline verbale » de Macron, que « patriotisme de circonstance ».

Lui qui, il y a quelques années accusait avec une rare véhémence, le Président français Emmanuel Macron, « d’indiscipline verbale », alors que ce dernier, dans un lapsus présidentiel révélateur, martelait que le problème de l’Afrique est civilisationnel, tourne en dérision ceux de ses compatriotes, bien nombreux au-delà du cirque bruyant devant l’ambassade française, qui se sont sentis froissés par la rhétorique à l’emporte-pièce de ce même président français évoquant le président camerounais

Un préjugé politique : la critique du nationalisme

L’historiographie et la biographie d’Achille MBEMBE se chevauchent. L’historien du nationalisme, très peu s’en rendent compte est devenu depuis longtemps un penseur cosmopolitique et critique du nationalisme. Sa biographie l’y a poussé en grande partie. Tirant toujours plus loin sa barque, puisant allègrement dans des héritages multiples, visitant d’innombrables bibliothèques, il a depuis lors, campé toujours le plus loin possible de son lieu de naissance, n’hésitant pas à chaque fois, à proclamer sa citoyenneté cosmopilitique, tout en confessant au passage, le mépris qu’il nourrit à l’égard de sa société d’origine :  ses peurs, ses lâchetés, ses superstitions et ses versatilités. Sa pensée et son destin actuel, suivant son propre mot, sont désormais à l’image d’un « voyage planétaire ».

De fait, cet homme n’appartient plus au Cameroun. Il en est « intellectuellement sorti » depuis le milieu des années 1990, après la publication en 1996 de la Naissance du maquis au Cameroun. Mais il s’en soucie épisodiquement. Tout comme, la même date signe sa sortie de la « narration historique » classique, laissant orphelins les nostalgiques de la pensée disciplinaire qui se chamaillent à longueur de temps autour d’une « dépouille » qui se déguise. Depuis lors, «l’objet Cameroun» est devenu pour lui presque marginal, en tout cas secondaire, à peine prétexte de conversation médiatique au détour des lapsus de la conversation intellectuelle locale, des conséquences épisodiques des négligences institutionnelles et des paresses politiques domestiques.

Pour lui, le principe du nationalisme constitue un cercle vicieux ainsi qu’un principe de clôture ; tout comme le panafricanisme qu’il considère comme d’essence racialisant. D’où la trouvaille à laquelle il donne corps et esprit : « l’Afropolitanisme » en tant que celui-ci serait principe d’ouverture et de mouvement.

Tel apparaît bien MBEMBE et surtout sa propre pensée: indocile, iconoclaste, complexe, «chaotique», déroutante, dispersée, subversive, souvent controversée, parfois décourageante et à certains égards même décevante

Mais il s’agit aussi d’une pensée fine, savante, dense, éloquente et décomplexée. En cela, elle constitue à la fois un paradigme, ainsi qu’un casse-tête pour ses contemporains. Elle prétend simultanément s’émanciper des catégories usuelles et vaines du pessimisme et de l’optimisme, tout en étant radicalement «pessimiste». Elle est somme toute fidèle à l’âge culturel d’une époque réputée postmoderne : fulgurante, transversale, transnationale, transdisciplinaire.

 

La « malédiction » d’être né quelque part : jouer avec le crâne d’un mort.

Dans sa tribune, Achille MBEMBE, fils de Jean-Marc ELA, héritier de Frantz FANON, et grand lecteur de Fabien EBOUSSI BOULAGA n’hésite pas à soupirer devant la France, pour qu’elle organise une « nouvelle grande transition », au Cameroun, au nom de ce qu’il appelle le « nouveau réalisme » : « il s’agit de prendre acte de la dépendance structurelle et presque psychique des régimes et des sociétés postcoloniaux à l’égard de la France », affirme-t-il sereinement.

Et de nous expliquer qu’il ne s’agit point de capitulation ni de démission, mais de rétrocession. Ce soupir n’est en rien convainquant. Ceci pourrait être révélateur d’une pensée « ontologiquement versatile ».

Et là, le soupçon qui pèse sur le grand penseur, de chercher à rationaliser un projet de recolonisation de son pays et du continent africain en général, s’avère particulièrement crédible

Certes, l’espérance upéciste, comme emblème de la lutte anticoloniale, posa dans l’idéal l’équation qui s’avéra fausse suivant laquelle : départ des blancs = fin de la colonisation, de la répression et des injustices. Chacun d’entre nous sait que le cycle qui commença en janvier 1960, inaugura quelque chose de plus tragique : l’expérience généralisée du fratricide, la domination du frère par le frère, la brimade du frère par le frère, sous ses multiples formes.

Mais, jouer ainsi avec le crâne d’UM NYOBE en invitant son plus grand bourreau à venir s’occuper de son tombeau et de sa dépouille, relèverait suivant l’anthropologie de sa société d’origine, d’une pure « orgie sorcellère »  strictement incompréhensible.

L’on ne doit jamais se fatiguer de rappeler à notre estimé compatriote, qu’une part importante de sa renommée dans le Monde dont il se réclame habitant, il la doit somme toute à un cadavre enseveli quelque part au Cameroun, son pays d’origine. Cette dette de l’origine est liée non seulement au « malheur d’être né », mais aussi au « malheur d’être né quelque part », par-delà toute idéologie nativiste. Le temps court de la critique politique colérique aurait-il eu raison de la lucidité du penseur de la « combustion » et du « brutalisme » ?

Cette idée rend somme toute compte d’un profond fatalisme, teinté de découragement quant à la capacité rationnelle qu’une société de gens civilisés, ont de provoquer les mobilisations sociales qui disciplinent et surveillent des élites, coupables de « délinquance sénile ». Le vœu qui postule un Cameroun différent de ce qu’il est aujourd’hui, nous sommes très nombreux à le partager. Dans des réflexions antérieures, l’auteur de ces lignes a toujours exprimé son scepticisme sur cette sorte de bâton magique qui consiste à croire qu’il suffira qu’un individu s’efface pour que le pays dans lequel nous sommes nés change automatiquement.

J’y vois là une forme spécifique d’aveuglement.  Cet aveuglement qui s’accompagne de fragments d’amnésies relève probablement d’une pathologie de «l’opposition». Sauf bien entendu à appauvrir à l’extrême des termes aussi riches tels reconstruction, ou renaissance. Ce qui tend à échapper aux yeux de tous ceux qui très nombreux, s’accrochent à cette superstition, c’est que entre-temps, au vu et au su pourtant de chacun, l’on est en train de créer en ce moment même, les conditions d’une alternance qui serait avec des nuances subtiles, la copie de ce qui se fit au seuil des années 1980.

Mais, cette «  odeur de mort », cette attente sociale funèbre, ce culte (secret) de la cruauté et cette appétence de l’accident et de la tragédie, rationalisée et relayée par Achille MBEMBE, et paradoxalement perçue comme restauratrice du culte de la vie constitue pour notre part, la frontière ultime d’une collapsologie postcoloniale très fragile. Et pourtant, ceux qui lisent dans le « grand livre du temps » -Achille MBEMBE en premier,- savent qu’il s’agit là d’un très mauvais présage.

Armand LEKA ESSOMBA, laboratoire Camerounais d’études et de recherches sur les sociétés contemporaines Université de Yaoundé I.

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