«Le Pleurer-rire» d’Henri Lopes

L’auteur a choisi ce titre-oxymore (figure de style réunissant deux termes antinomiques) parce que son roman nous plonge dans une Afrique où les peuples côtoient plus le pire que le meilleur, pleurent plus qu’ils ne rient alors qu’ils croyaient que “leurs misères provenaient du Blanc qu’il fallait chasser pour que le bonheur vienne”. Lopes parle d’une Afrique où certains «Nègres croient que la Révolution, ça consiste à prendre la place des Blancs et continuer, en lieu et place, je veux dire sur le dos des Nègres, à faire le Blanc” (cf. “La Tragédie du roi Christophe”, Paris, Présence Africaine, 1963). Pourquoi, bien que le colon soit parti (mais est-il vraiment parti quand on voit ses incessantes immixtions dans nos affaires, quand il se permet en plein XXIe siècle de bombarder la résidence d’un président élu démocratiquement ?), la misère, l’injustice, la dictature et la violence contre ceux qui pensent différemment du Prince sont-elles toujours présentes en Afrique ? Pourquoi la vie des populations s’est-elle peu améliorée ? Parce que la plupart de nos pays sont dirigés par des hommes violents et incompétents, autoritaires et sanguinaires, tribalistes et égoïstes. C’est le cas du despote et cruel colonel Bwakamabé Na Sakkadé, le personnage central du “Pleurer-rire”, qui se trouve à la tête d’un pays de l’Afrique centrale. Comment est-il arrivé au pouvoir ? Henri Lopes nous apprend qu’il a renversé Polépolé qui, “pour éviter un bain de sang inutile à son peuple, choisit l’exil, confiant que Dieu et le peuple sauraient un jour prochain rétablir les choses dans un ordre favorable aux masses laborieuses”. Une attitude que le narrateur dit avoir appréciée avec son épouse (Elengui) car il n’aime pas que le sang des innocents soit versé mais, s’empresse-t-il d’ajouter, “les Nègres auraient-ils vraiment sorti leurs sagaies et leurs flèches si Polépolé s’était entêté? Est-ce qu’il gouvernait en s’occupant d’eux? Qui serait allé mourir à sa place? ”
Que pense Bwakamabé des élections et du pouvoir qu’il a conquis par un coup d’État et qu’il exerce en affamant et en terrorisant le peuple? Si l’on en croit le narrateur, le dictateur considère que “le vote est une vaste blague, une hypocrisie, une institution qui favorise ceux dont la renommée est déjà faite et qui parlent bien, ce qui ne prouve rien, en tout cas pas leur honnêteté”. Il révèle aussi que, pour le dictateur, “abandonner la désignation des guides de la communauté à une masse indéfinie, c’était renoncer à ce sens inné des responsabilités qu’ont ceux qui se sentent une âme de chef”. Bwakamabé alias Tonton “savait qu’il était désigné par l’Éternel”, était persuadé que “seuls les effets de l’inspiration divine pouvaient le conduire à mettre en jeu le pouvoir ou à y renoncer”. Pour tout dire, Bwakamabé estimait qu’on ne devrait pas “jouer avec le pouvoir” et que “lui était prêt à se battre, à mourir et à tuer pour conserver entre ses mains pieuses le pouvoir conféré par Dieu.”
Et, s’il n’avait pas l’intention “de céder le pouvoir à la canaille envoûtée par Satan”, c’était avant tout pour le bien de ses compatriotes. N’était-il pas le père de la nation et tous les citoyens n’étaient-ils pas ses enfants? Mais certains citoyens ne l’entendaient pas de cette oreille. Ces derniers tenteront alors de le renverser et de ramener au pouvoir Polépolé exilé en France. Malheureusement, le putsch échoue. Le colonel Haraka, le cerveau du coup de force, trouve refuge dans l’ambassade ougandaise. Lors d’un voyage à Kampala, le dictateur demande à Idi Amin Dada de lui livrer le putschiste. Le lendemain, à deux heures du matin, Haraka est cueilli et ligoté comme un vulgaire cabri, puis conduit hors de la ville. Comme lui, le capitaine Yabaka sera arrêté, jugé et exécuté. Ainsi va la vie dans ce pays imaginaire où les fonctionnaires peuvent rester plusieurs mois sans percevoir leur salaire et où chacun est obligé d’user de petites combines pour survivre.
Si Bwakamabé Na Sakkadé, qui choisit ses ministres non selon leur compétence mais sur une base tribale, le maître d’hôtel (un véritable obsédé sexuel), Soukali Djamboriyessa (l’épouse de l’inspecteur qui n’est pas gênée de faire des galipettes en l’absence de son mari) ou le larbin/griot Aziz Sonika (chargé de chanter les louanges de Bwakamabé et de son régime à la radio et dans l’hebdomadaire gouvernemental «La Croix du Sud») sont des personnages médiocres et négatifs, il en va autrement pour François Tiya, Napoléon et le capitaine Yabaka. Ces trois personnages tirent leur épingle du jeu. Riche d’une grande sagesse, le premier est estimé et vénéré par les jeunes. Ancien instituteur, Napoléon continue de croire que le développement de l’Afrique passe par la lutte, la formation et la production. Quant au capitaine Yabaka, il est attachant non seulement parce qu’il est contre l’impérialisme américain mais aussi en raison de son dévouement et de sa solidarité avec le petit peuple.
L’autre intérêt de ce roman publié par Présence Africaine en 1982 réside incontestablement dans la transcription du français parlé dans les milieux populaires. Un exemple de ce “français congolais” qui pourrait désorienter les membres de l’Académie française se trouve dans la phrase suivante:“Est-ce que je suis pour moi dans leurs histoires-là ? Est-ce que j’ai mangé pour moi l’argent de Polépolé?”
En ne nommant pas le pays dirigé d’une main de fer par Bwakamabé, Henri Lopes laisse au lecteur la latitude d’interpréter les événements et les personnages comme il l’entend.
Né le 12 septembre 1937, Henri Lopes a été ministre plusieurs fois, puis Premier ministre du Congo-Brazzaville (1973-1975) avant de représenter son pays en France et auprès de l’Unesco (1998-2015). Candidat malheureux en 2002 et en 2014 au poste de secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), il est le lauréat 1972 du Grand prix littéraire d’Afrique noire pour son recueil de nouvelles «Tribaliques» où il attire l’attention sur le fait que “l’Afrique, à force de rire et de danser, s’était laissée surprendre par les peuples plus austères, [qu’] elle en avait été déportée et asservie”. On lui doit également «La nouvelle romance» (Yaoundé, Éditions CLE, 1977) et «Sans tam-tam» (Yaoundé, Éditions CLE, 1977).

Jean-Claude DJEREKE

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