La discorde entre les deux parties découle à la fois de la posture asymétrique de l’«opérateur historique de télécoms» et de la volonté de recentrage sur les questions règlementaires promue par la tutelle.
Si l’on en croit le bruit médiatique et celui des réseaux sociaux, l’on est obligé de dire que Judith Yah Sunday vient de perdre des points. Après avoir initié depuis début décembre 2020 une opération de teasing, avec à la clé la commercialisation des cartes SIM, Camtel, l’entreprise qu’elle dirige, a finalement échoué au cimetière des illusions perdues. Le lancement de «Blue», le nouveau produit de l’entreprise s’est avéré foireux le 13 janvier dernier à Yaoundé. C’est que, après avoir évalué les modalités et conditions de la mise en œuvre du gadget promu par l’«opérateur historique», Mme Minette Libom Li Likeng a tout arrêté. Du point de vue managérial, la décision de la ministre des Postes et Télécommunications (Minpostel) se caractérise par un recentrage sur les questions règlementaires.
Comment en est-on arrivé là ?
Dans une correspondance qu’elle lui adresse le 11 janvier 2021, le membre du gouvernement reproche au directeur général de Camtel de n’avoir pas rendu compte de la levée des réserves formulées contre elle au cours de la réunion du 16 décembre 2020. Selon nos sources, lesdites réserves sont portées d’une part par l’Agence de régulation des télécommunications (ART), et d’autre part par le commissaire aux comptes de Camtel. Pour le régulateur, l’«opérateur historique» est un «mauvais concurrent». Il a foulé aux pieds les directives du gouvernement lorsque lui ont été attribuées trois concessions d’exploitation des réseaux mobiles, d’exploitation des communications électroniques fixes, et d’exploitation d’un réseau de transport des communications électroniques, le 4 mars 2020.
Pour Jean-Claude Mfou’ou, «la société ne dispose pas de mercuriale du coût des équipements». Dans le rapport remis au Minpostel le 7 janvier 2021, l’expert-comptable et commissaire aux comptes de Camtel souligne que «les équipements en question sont parfois évalués en dizaines de milliards, ce qui fait courir le risque que plusieurs postes de dépenses affichent des montants, d’autant plus que la passation des marchés dans ce domaine est particulièrement opaque». Sur la foi du même rapport, les membres du conseil d’administration de Camtel tenu les 29 et 30 décembre 2020 à Yaoundé ont refusé d’adopter le projet de budget présenté par la direction générale et reconduit celui de l’exercice 2020. D’où l’ire de Mme Minette Libom Li Likeng qui déplore la non-justification ni le coût réel de ses services mobiles et fixes, ni l’existence d’une comptabilité analytique (obligation légale), ni l’existence d’une séparation effective des business unit de Camtel.
Et pourtant…
Le 12 mars 2020 à Yaoundé, lors de la cérémonie officielle de remise des conventions de concession octroyées par le gouvernement, Mme Minette Libom Li Likeng avait prévenu ses invités sur les enjeux de la mue de Camtel vers le mobile. Il était alors dit que les abonnés de CAMTEL allaient avoir droit aux services par des technologies sans fils notamment 2G, 3G et 4G ; accèderaient au réseau à travers des technologies filaires, entre autres. La Minpostel avait aussi martelé que «les trois concessions obtenues, et les orientations gouvernementales que nous venons de rappeler, doivent amener la CAMTEL à entreprendre dans les meilleurs délais, sa réorganisation fonctionnelle, à travers la mise en place d’un Continuum Organisationnel Ouvert, qui intègre à très court terme la création des Business Units en fonction des titres d’exploitation octroyés et des services supports transversaux, afin d’aboutir à moyen terme (horizon 3 ans) à une séparation fonctionnelle mature». À ce jour, ce pan important du cahier de charge n’a toujours pas été honoré.
Au-delà de cette réorganisation fonctionnelle, Mme Minette Libom Li Likeng avait également insisté sur un autre défi : celui du développement d’une ressource humaine de qualité, avec des compétences et aptitudes alignées au nouveau modèle organisationnel. Or, selon des sources internes à Camtel, l’ambiance est très précaire parmi les personnels.
Jean-René Meva’a Amougou
Mêlées et démêlés de couloirs
Sans présumer du tout de ce qui adviendra, du côté de Camtel, il semble acté que les complotistes de tout bord ont fait tourner leur machine à plein régime. Au sein de cette entreprise à capitaux publics, le sens donné à la décision de Mme Minette Libom Li Likeng ne peut s’abstenir d’interférer avec cette ambiance. Et pour le dire, Judith Yah Sunday use d’«amortisseurs» tels la note d’information N°010/DG du 13 janvier 2021. L’une des lignes de ce document (qui a fuité sur les réseaux sociaux) s’inscrit dans l’évocation de nombreux arbitrages, en vue de la poursuite du projet. Selon le DG de Camtel, «un comité composé outre les équipes des deux entités, des responsables des tutelles technique (Minpostel) et financière (Minfi) a été mis sur pied pour assainir la situation financière de CAMTEL dans les registres de l’ART. Les travaux dudit comité se sont soldés par la signature d’une convention entre les deux entités, ayant par la suite facilité l’obtention des ressources en numérotation, en fréquences ainsi que l’homologation des équipements pour un lancement conforme à la réglementation». «Toutefois, écrit-elle encore, la poursuite régulière des séances de travail entre les équipes de CAMTEL et de l’ART a abouti à la levée des obstacles d’ordre commercial, technique, financier et réglementaire initialement identifiés. Je puis vous assurer avoir personnellement reçu des mains du Directeur Général de l’ART, les autorisations nécessaires à l’exploitation de notre réseau mobile. En parallèle aux démarches administratives sus évoquées et afin d’assurer le plein succès du lancement de notre mobile, un groupe de travail interne assisté par l’un des meilleurs cabinets de communication de renommée mondiale a ainsi peaufiné une stratégie qui a conduit à la campagne de communication de la nouvelle Identité visuelle de Camtel à travers la marque BLUE».
En date du 13 janvier 2021, la patronne de Camtel, à l’affût de la défaite et de ses séquelles, n’hésite pas à procéder à la désignation des «brouilleurs» de son réseau. Dans sa note d’information N°010/DG du 13 janvier 2021, Judith Yah Sunday estime que la conception et le contenu de «Blue» se sont heurtés à une forte coalition. Celle-ci, croit-elle savoir, a joué un rôle venimeux aux dépens de l’entreprise qu’elle dirige. «En remontant dans le temps, il faut savoir que l’aboutissement des efforts menés par les équipes dirigeantes successives de Camtel, sous la houlette de notre tutelle technique, madame la ministre des Postes et Télécommunications, et qui a conduit à l’attribution de trois conventions de concession d’exploitation de réseaux de communications électroniques dans les domaines fixe, mobile et transport, n’a pas fait plaisir à tous les acteurs de notre écosystème», écrit la DG de Camtel. «Il est notoirement connu que certains de ces acteurs ont longtemps été à l’origine du blocage de l’attribution de la licence de mobile à Camtel . En effet, au moment où Camtel s’apprête à vivre un moment historique symbolisé par le lancement de son réseau mobile tant attendu par de millions de compatriotes, il serait naïf d’ignorer les obstacles que pourraient dresser ceux qui considèrent, à tort ou à raison, le mobile de Camtel comme une menace pour leurs activités ou leurs privilèges, et par ricochet, chercheraient absolument à freiner, voire empêcher son déploiement», poursuit Judith Yah Sunday.
JRMA
Repères
Mars 2015: renouvellement des conventions de concession des opérateurs MTN Cameroon et Orange Cameroun et élargissement de leur périmètre à la fourniture des services de 3e et 4e génération.
23 septembre 2015: le Premier ministre (PM) instruit le Minpostel de parachever, en liaison avec le Minfi et les autres administrations concernées, le projet de convention de concession de Camtel en vue de l’établissement et de l’exploitation des réseaux de communications électroniques fixe et mobile ouvert au public
Avril 2019 : lors d’un conseil de cabinet, le Premier ministre demande au Minpostel et au Minfi de prendre des mesures pour renforcer les capacités financières de la Camtel par l’octroi d’une licence de 4e génération. Par ailleurs, pour éviter toute discrimination entre les opérateurs concessionnaires du service public de télécommunications, le Premier ministre avait prescrit un alignement de cette concession de la Camtel, à celles de MTN et Orange Un groupe de travail constitué des représentants des administrations concernées par ces questions, a été mis en place. Un projet de convention de concession, ainsi que ses annexes avaient été entièrement élabores.
28 mai 2019: signature des décrets N° 2019/263 et N°2019/ 264 portant respectivement réorganisation de la société CAMTEL et approbation de ses statuts.
14 août 2019: Conseil d’administration de la Camtel. La réforme matérialisée par la résolution n°009/ca/2019 consacre la mise en place d’un continuum organisationnel ouvert intégrant, à très court terme, la création en son sein des business unit, en fonction des titres d’exploitation attendus et des services supports transversaux dans la perspective d’une plus grande transparence dans la gestion en considération des titres d’exploitation en cours d’octroi.