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La chose des « Blancs » ou de l’architecture du pouvoir au Cameroun

L’écrivain camerounais, Timba Bema, revisite l’histoire pré et postindépendance du Cameroun pour mieux psychanalyser le comportement des dirigeants et expliquer certains dysfonctionnements.

 

Timba Bema

Le 1er janvier 1960, le Cameroun sous mandat français accède à l’indépendance. La ville de Yaoundé, où se déroule la proclamation est quadrillée par les militaires. La peur règne. La veille, six personnes sont abattues à coups de machette. Le 30 décembre à Douala, un commando tente de prendre le contrôle d’un poste de gendarmerie et de l’aérodrome. On dénombre une centaine de morts. Depuis 1957, les nationalistes camerounais se sont rebellés contre cette indépendance tronquée qui selon eux est la continuation du colonialisme par des voies détournées.

Il faut avouer que les colons ont écarté tous ceux dont les vues sur l’avenir du Cameroun divergeaient des leurs. Ils ont confié les rênes à leurs obligés dont le chef de file est Ahidjo. L’une de ses premières décisions est de réfectionner le palais du haut-commissaire devenu palais présidentiel. Le marbre est importé par avion d’Italie. Spatialement, Ahidjo quitte la résidence du Premier ministre au lac pour le Centre administratif. Le même cérémonial s’observe à toutes les strates de l’État. Les fonctionnaires délaissent leurs cases en terre battue dans le camp de Messa pour les villas cossues naguère habitées par les coloniaux. Ils remplacent également dans les bureaux leurs anciens patrons blancs, dont certains se sont recyclés en coopérants ou en conseillers techniques.

 

Dans l’inconscient camerounais être au pouvoir c’est à juste titre occuper la place laissée vacante par les Blancs. Plus précisément, c’est se substituer aux Blancs. Comme par une opération magique, il se voit conférer les attributs réels ou supposés des Blancs, il devient donc un Blanc. D’ailleurs, il parle leur langue, il imite tant bien que mal leur accent, il s’habille à la dernière mode parisienne, il fume, il boit du vin rouge, il mange du fromage après le dessert, il maîtrise leurs manières, leurs codes qu’il reproduit dans la société locale avec une certaine idée de sa supériorité.

Toute réussite sociale est associée aux Blancs, puisqu’elle survient dans un environnement dont le premier maillon est l’école. Elle arrache l’enfant en bas âge et lui inculque année après année une nouvelle culture, une nouvelle vision du monde à quoi il s’attache par habitude, par admiration, mais aussi et surtout par l’attrait du statut privilégié que lui confèreront les diplômes. On comprend ainsi la frénésie des Camerounais pour les études et surtout leur déférence affectée vis-à-vis de ceux qui ont atteint les cimes du système éducatif. On les appelle « Docteur », « Professeur », on courbe l’échine devant eux, on les encense, et leurs pieds ne touchent déjà plus le sol. En définitive, toute ascension sociale entraîne un changement de statut, un éloignement de la pauvreté. La vieille opposition entre le « sauvage » et le « civilisé » est remplacée par celle entre l’« illettré » du « lettré », ce téméraire qui a achevé le processus de transformation de soi initié à l’école primaire. Pour les Camerounais, que signifie accéder au pouvoir ?

D’abord, il faut se rappeler que le pays a été créé par les Blancs après une phase de conquête et de soumission des corps. Oui, le Cameroun est une fabrication des Blancs. C’est-à-dire qu’il a jailli de leur rêve qui s’est matérialisé en un territoire livré à leur convoitise. Ils ont tracé la latitude, la longitude, et tout ce qui s’est trouvé entre ces lignes, mais alors tout, humains, animaux, végétaux, sol et sous-sol sont devenus leurs propriétés. On le voit, ce territoire est appréhendé comme un stock. Il est voué à la ponction.

Au prélèvement. Tout doit lui être arraché, y compris ses arts, son génie, son histoire, sa culture. L’image que l’on peut convoquer ici est celle d’un corps vidé de son sang par le bras gauche, et injecté de l’autre d’un sang nouveau qui fait de lui un anémié, tenant à peine debout sur ses frêles jambes. Il est chétif, sa peau tombe sur ses os, son regard inexpressif se noie dans la clarté bleue du ciel. Dans ce sang nouveau grouillent les molécules d’une nouvelle histoire, d’une nouvelle culture qui consacrent sa place de subalterne dans l’ordre du monde.

Mais, cette transfusion perdrait de son efficacité si elle ne s’adossait sur l’administration coloniale, qui grave dans les esprits des lois, des procédures, des règlements, des normes, des réflexes, des façons d’être. Les conseillers techniques et les coopérants ont assuré la transition, et désormais les Camerounais les reproduisent, les perfectionnent avec un naturel déconcertant. Le pays se conçoit toujours comme une colonie, ce que trahit la rapacité exercée sur la fortune publique et l’inflation des conflits fonciers. Il est par conséquent gouverné comme telle. Mais, en quoi consiste l’administration coloniale ?

Races et tribus

L’État colonial et son administration se fondent sur le concept de race. Il y a la race supérieure, celle des colons et les races inférieures, celles des colonisés, qui sont en fait les tribus créées pour assurer le contrôle du territoire. La distribution des rôles le reflète parfaitement. Au sommet de la hiérarchie, on retrouve les Blancs, non pas en raison de leurs compétences, mais d’abord et avant tout parce qu’ils sont Blancs. Ensuite, on trouve au bas de l’échelle, dans les emplois subalternes, les races des colonisés. L’administration coloniale fait donc des tribus les seules et uniques entités politiques : ce système s’appelle le tribalisme. Une classification est établie entre les tribus. Les premiers ethnologues ont longuement décrit leurs caractéristiques sociales et morales. En fonction de leur sympathie vis-à-vis des Blancs, de leur alliance objective avec l’entreprise coloniale, leurs traits sont magnifiés et elles occupent une position intermédiaire dans la hiérarchie. À l’inverse, elles sont diabolisées et reléguées au pied de la pyramide lorsqu’elles la contestent.

Toute la politique, du point de vue des colonisés, se résume à diriger la tribu ou à conserver ou changer de la place à l’intérieur de celle-ci. Les colons jouant le rôle d’arbitres. Ils s’assurent de la docilité des candidats à la chefferie et surtout de l’étanchéité entre les tribus. Des anciennes alliances sont dissoutes. Des coalitions sont tuées dans l’œuf, car elles menacent l’existence même de l’État colonial. Il n’existe pas d’espace déracialisé. Partout où l’individu se trouve, il est rattaché à sa communauté. Cette architecture du pouvoir, le pays l’adoptera à son indépendance.

Nous pensons que c’était par conviction. Les premiers responsables n’étaient pas seulement contraints par l’ancienne puissance coloniale, ils étaient aussi persuadés que c’était l’unique manière de le diriger. Dans cet édifice, la position la plus enviable, car la plus sûre, est celle des Blancs, puisqu’ils concentrent entre leurs mains les rênes de l’état à savoir le budget pour acheter la paix sociale et l’armée pour réprimer les irrédentistes. Avec le départ des Français en 1960, la compétition entre les tribus va consister à occuper leur place. Celle qui accède au pouvoir est considérée comme élue, elle a les mêmes privilèges que les Blancs.

 Dans un tel système, la succession est une étape cruciale génératrice de violence, puisqu’elle est ce moment où se renégocient les rapports de domination. Dans les années 60, la montée en puissance du Nord s’est faite sur l’écrasement des Sawa qui constituaient l’élite politique et économique du pays. On se souvient du coup d’état de 1984 après la transmission du pouvoir d’Ahidjo à Biya, alors même que celle-ci respectait l’équilibre Nord-Sud et avait été longtemps préparée. La succession de Biya ouvrira également une période de tensions, que celle-ci se réalise sur un mode démocratique ou autocratique. Et, cela sera toujours le cas, tant que l’architecture du pouvoir reposera sur la compétition entre les tribus, qui donne aux vainqueurs les attributs des Blancs, à moins que dès à présent soit amorcée la détribalisation de la vie publique.

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