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Joseph Mbita: «Les chefs d’État ont blanchi la Cemac qui a de sérieux problèmes économiques et politiques»

Dans l’ouvrage «La refondation de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale: gestion des crises et développement durable», l’auteur Joseph Mbita jette un regard critique sur la trajectoire économique et politique de la Cemac et propose des pistes de solutions pour en faire une organisation plus performante.

 Journal Intégration: La cérémonie de dédicace de votre ouvrage, «La refondation de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale, gestion des crises et développement durable», est prévue pour ce vendredi 27 mai 2022. Mais déjà, comment le qualifieriez-vous?

Joseph Mbita : Quand je discute avec l’Harmattan, on me dit que normalement c’est un ouvrage scientifique. Et donc on peut considérer que c’est un essai.

Et pourquoi s’être intéressé à la Cemac?

Vous voyez que la Cemac en Afrique centrale aujourd’hui, c’est une des communautés les plus anciennes, c’est la plus structurée institutionnellement, donc elle peut être considérée à juste titre pour le moment, comme la Communauté économique sous-régionale pilote. Il est vrai que ses performances sont en demi-teinte, et même à la limite médiocre. Mais ne serait-ce que sur le plan institutionnel, sur le plan des moyens mis en jeu par nos chefs d’État, on peut considérer que c’est une communauté pilote. Et mon intention était de m’intéresser à une communauté pilote et évaluer à travers elle, le processus d’intégration en Afrique centrale.

Est- ce votre premier fait d’armes?

Non, en 2015 j’avais déjà écrit toujours avec les éditions l’Harmattan, «L’Afrique face aux Accords de partenariat économique» (APE). C’était au moment où notre pays s’apprêtait à le signer. Je suis l’un des intellectuels à avoir condamné cela avec la dernière énergie. Et comme vous savez, ce n’est pas facile ici au pays, surtout pour nous qui sommes fonctionnaires ou anciens fonctionnaires, de s’opposer à la volonté du gouvernement. J’ai donc préféré travailler avec les éditions l’Harmattan en me disant que ça va paraître et puis les gens pourront avoir ma position. Et vous, voyez, ce n’est pas pour me jeter des fleurs, que la réalité est en train de me donner raison. Parce qu’au moment où j’en parlais, on me disait que j’étais rebelle envers le gouvernement et la société camerounaise. Mais on peut constater tous que les APE nous tiennent à la gorge maintenant. C’est en tout cas une manière de confirmer que les scientifiques ont toujours leur place dans la société. Et c’est à nous qu’il appartient de dire au gouvernement, va dans telle direction. Parce qu’eux ils sont des hommes de terrain, mais nous, on fait la science.

Parce qu’on peut effectivement se demander pourquoi parler de la refondation de la Cemac. Or c’est tout simplement aussi parce que j’ai été formé dans le domaine du management des organisations internationales. J’ai de ce fait, avec l’intelligence et la formation que Dieu et la nature m’ont donnée, la capacité d’auditer une organisation économiquement et politiquement, parce que voilà les domaines les plus sensibles. Si vous ne pouvez pas faire l’audit économique d’une organisation, alors vous ne pouvez rien faire. Parce qu’on peut également se dire que cela fait un certain temps que nos chef d’État se sont penchés sur la Cemac et ils ont engagé des réformes institutionnelles de 2006 à 2010 pour imprimer une nouvelle dynamique à la Cemac. Cependant, on peut se rendre compte qu’il s’agissait exclusivement de réformes institutionnelles. C’est-à-dire que la Cemac qui n’avait qu’un secrétariat, on va lui donner une Commission, on a désigné un président de la Commission. Mais tout cela, c’est comme mettre de la peinture sur un tombeau blanc. Parce que tant que l’on n’a pas encore fait l’audit économique et politique, et c’est ce que j’essaye de faire à travers mon ouvrage, de façon à évaluer sa capacité à créer des richesses, sa capacité à générer des taux de croissance importants, sa capacité à nous permettre de vaincre définitivement la pauvreté, alors les réformes institutionnelles de nos chefs d’État demeurent un coup d’épée dans l’eau. Ils ont simplement blanchi une organisation qui avait de sérieux problèmes au plan économique et au plan politique.

J’apporte donc une solution et une réponse à travers mon ouvrage. En même temps, je donne à la Commission de la Cemac et au Copil du Pref-Cemac du travail. Puisqu’ils conduisent les réformes et que ce qui est important pour eux c’est cet audit économique et politique de la Cemac. C’est l’unique moyen de mener à bien leur mission.

Pour la refondation de la Cemac, vous avez retenu deux principaux axes, la gestion des crises et le développement durable. Pourquoi ce choix?

Comme on le dit en évaluation des projets, on retient l’indicateur le plus représentatif : la gestion des crises. Et la première grande crise économique de la Cemac c’est vers la fin des années 80, ce qui nous a obligé à dévaluer le franc CFA. Donc, j’étudie dans mon ouvrage, comment on a géré cette crise et comment on découvre finalement que la montagne a accouché d’une souris, compte tenu de ce que la Cemac avait de sérieux problèmes; et que la France et nos chefs d’État ont pensé que la solution miracle c’était la dévaluation du franc CFA de 50%. Et ce qui était prévu après cette dévaluation, c’était que non seulement nous allions nous industrialiser, équilibrer nos balances commerciale et de paiements, avoir des taux de croissance vont augmenter, parvenir à faire reculer la pauvreté. Or c’est plutôt l’inverse, c’est même le contraire que l’on a vécu. Un peu comme ce qu’on vit avec le Covid-19. Puisque tout devient cher et comme on ne produit pas grand-chose, les gens sont en train de s’appauvrir.

Je prends donc ces points de mire, la gestion de la crise des années 80 et la débâcle de la dévaluation du FCFA, je prends également comme témoin, la crise actuelle qui part de 2013 (depuis bientôt 10 ans, on est en crise). On peut tous constater qu’en moins de cinq ans, ils ont déjà convoqué pas moins de cinq sommets extraordinaires, ce qui dans l’histoire de la Cemac ne s’est jamais vu. Cela veut dire, même s’ils ne nous parlent pas, que les faits parlent d’eux-mêmes. La Cemac est en train de vivre une crise profonde. On peut même dire qu’elle est à la croisée des chemins. Il y a donc quelque chose qui ne va pas. Et je leur propose alors l’audit économique et politique de la Cemac assorti de propositions.

Dans ce projet de refondation, quelle est la place que le chef d’État camerounais, Paul Biya, occupe?

Le président Paul Biya et le Cameroun ont un rôle fondamental à jouer. J’ai prié le Seigneur pour que cet ouvrage sorte pendant que notre chef d’État assure encore la présidence de la Cemac. Parce que dans mon esprit, chaque fois qu’un pays assure la présidence d’une organisation régionale ou sous-régionale, il doit apporter une contribution majeure. C’est ce qui se passe par exemple en France. Dès que le président Macron a pris au début de cette année la présidence de l’Union européenne, lui-même d’abord a commencé à secouer le cocotier en réclamant la souveraineté stratégique de l’Europe par rapport aux États-Unis.

Je suis de ceux qui pensent que les mandats que nos chefs d’État exercent auprès des organisations internationales doivent être des opportunités idoines et fondamentales, pour que chaque pays contribue de manière fondamentale à l’amélioration de la gouvernance de nos organisations régionales.

Ceci est encore cent fois plus vrai pour le Cameroun. Parce que non seulement, notre chef d’État assure la présidence de la Cemac, mais il est certainement aussi le doyen de la Cemac, y compris en termes d’âge. Et on le sait, lorsqu’on a lu Pour le libéralisme communautaire», on sait qu’il est un panafricaniste dans son sang. On sent de ce fait qu’il s’intéresse profondément au problème de l’intégration africaine. Cela peut se voir notamment au travers de l’Atlas de l’Afrique qu’il a plusieurs fois préfacé. Le dernier date de 2010.

C’est à cet égard encore plus vrai pour le Cameroun et pour lui, parce que le Cameroun est le pôle économique fédérateur de la Cemac. En termes de population et en termes de PIB, notre pays c’est près de la moitié de la Cemac. On peut de ce fait dire que si la Cemac ne marche pas, la principale responsabilité revient à notre chef d’État, au Cameroun et aux Camerounais. Il ne faut pas en somme dormir au premier banc.

C’est toutes ces raisons qui font que je mets la pression sur le chef de l’État et sur les Camerounais, pour leur dire que si le bateau chavire, même l’histoire va nous accuser. Tout le monde nous posera la question : vous les Camerounais, qu’avez-vous fait quand le bateau a commencé à chavirer.

Et puis, on suit souvent le chef de l’État, comme certains prophètes d’ailleurs, qui n’arrête pas de nous dire que le Cameroun a un rôle fondamental à jouer en Afrique. Qu’on n’essaye pas de faire le contraire.

S’agissant du président de la République, Paul Biya, au lendemain du coup d’État manqué de 1984 précisément, il a eu un discours très court en disant : un grand destin attend le Cameroun. Mais nous les Camerounais, si on se met à dormir, le destin va partir et nous passer à côté. Tout le monde nous le dit donc, y compris le Saint-Père qui est venu chez-nous à plusieurs reprises. Et vous savez que ces hommes spirituels, ils voient au-delà des capacités du commun des mortels.

Ils sont en cela soutenus par la position géographique et géostratégique du Cameroun. Deux autres facteurs qui nous donnent un rôle clé pour l’intégration africaine, puisque ce n’est un secret pour personne que le Cameroun est le carrefour entre l’Afrique de l’Ouest et du centre. Le président Paul Biya l’a relevé et je l’ai ressorti dans un des passages de mon ouvrage.

Je peux également relever pour parler de carrefour et d’intégration en Afrique, que le Cameroun a eu un conflit de 20 ans avec le Nigéria à cause du différend frontalier de Bakassi. Donc, au plan interne, la valeur ajoutée essentielle que nous devons tirer de l’intégration, entre autres, c’est aussi à côté du plan économique, des bénéfices au plan diplomatique et politique. Nous devons étouffer à jamais, le différend frontalier entre le Nigéria et le Cameroun.

Puisque pour nous, les théoriciens des organisations internationales, des Relations internationales, la seule manière d’étouffer un différend, c’est de mettre les deux peuples dans un même ensemble économique. Cas pratique avec l’Union européenne aujourd’hui emmenée par le duo France-Allemagne. Ces deux pays ont pourtant été les grands belligérants pendant la Première et la Deuxième Guerre mondiales. Ils sont devenus le couple moteur de l’UE. Qu’est-ce qui empêcherait le Cameroun et le Nigéria de devenir le couple moteur de la Communauté économique et monétaire des États d’Afrique centrale et occidentale que je propose à travers mon ouvrage.

Il faut croire, il faut rêver. Au lieu de continuer à garder une Cemac qui est pratiquement moribonde. Parce que voilà la réalité. Parce qu’on veut garder la Cemac. Or, pour nous les économistes, le plus important pour une organisation c’est ses performances, sa capacité à relever les défis économiques et politiques qui s’imposent à elle. Nous voulons par exemple que les jeunes aient du travail. Et de ce fait, on juge nos organisations par rapport au taux de croissance. Dans mon ouvrage, je sors les taux de croissance de la Cemac et les statistiques pour mieux convaincre les gens.

Nos chefs d’État ont mis en place ce qu’ils ont appelé le Programme économique régional (PER) en 2010. Ce PER couvre la période 2010-2027, donc, nous y sommes encore. En tant qu’économiste, j’ai essayé d’évaluer les résultats de ce PER. Et je suis parti de l’objectif cible qui pour nos chefs d’État, était un PIB de plus de 9%. Mais au niveau des réalisations, je constate que de 2011 à 2021, le taux de croissance n’est que de 2,3% du PIB. Il y a donc une différence de 7 points. Et pour nous les évaluateurs des politiques publiques et les projets publics, chaque fois que l’écart est trop important entre l’objectif stratégique visé et l’objectif réalisé, nous les experts, recommandons de refondre totalement le projet. C’est-à-dire, de commencer un nouveau projet. Il ne s’agit donc pas d’apporter des amendements de surface à la Cemac, cela ne va rien donner.

 

Propos recueillis par Théodore Ayissi Ayissi

 

 

 

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