Home PANORAMA Anicet Ekane : une mort qui accuse toute la République

Anicet Ekane : une mort qui accuse toute la République

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De la cellule à la mémoire collective, le défunt homme politique franchit le seuil des martyrs politiques dont la disparition oblige plus qu’elle ne console.

Il n’existait pas de lien mécanique entre une idéologie figée et le combat porté par Anicet Ekane. Ceux qui ont voulu l’enfermer dans une étiquette commode n’ont jamais vraiment compris la plasticité de sa pensée ni la profondeur de son engagement. Comme tous les esprits libres, il refusait les raccourcis. Le nationalisme, le souverainisme, la gauche radicale ou la critique du système n’étaient chez lui ni des dogmes, ni des postures, mais des outils au service d’une seule obsession : l’émancipation réelle du citoyen. « Anicet n’était pas un homme facile, mais il était un homme juste. Il avait cette manière rare de rester debout même quand tout poussait à s’asseoir », confie Jean-Blaise Moukalla Dibango, compagnon de lutte depuis les années 90. À l’image des grandes figures de luttes politiques, il savait que les idéologies, lorsqu’elles deviennent prisons, cessent d’être des boussoles. Sa rigueur avait quelque chose d’ascétique, presque inflexible, comme si chaque concession risquait de fissurer l’ossature morale de son combat. Il avançait ainsi à contre-courant des facilités, préférant les chemins abrupts aux autoroutes tièdes du conformisme. Cette exigence forgeait à la fois son isolement et son autorité.

Rebelle-né
Anicet Ekane se situait dans cet entre-deux inconfortable où l’on dérange tout le monde : trop critique pour les pouvoirs établis, trop indépendant pour les chapelles partisanes, trop constant pour les opportunistes. Il incarnait cette catégorie rare d’acteurs politiques qui ne cherchent ni l’absolution du système ni la bénédiction des foules, mais la cohérence avec leur propre conscience. Et c’est peut-être là que se logeait sa vraie radicalité. « Il représentait une opposition de conviction, pas de circonstance. Sa disparition révèle l’incapacité du pouvoir à gérer la contradiction autrement que par la contrainte », analyse Sylvie Ndongo Wamba, spécialiste des dynamiques démocratiques. Cette posture, inconfortable par essence, lui valut autant de fidélités indéfectibles que d’animosités durables. Il refusait les alliances de circonstance, les retournements opportunistes et les engagements à géométrie variable. Sa trajectoire s’écrivait sur la durée, dans une fidélité presque têtue à une certaine idée de la dignité politique, quitte à payer ce choix du prix fort.

À l’instar de ce que la recherche politique observe ailleurs dans le monde, son combat ne se laissait pas réduire à une simple opposition frontale. Il existait chez lui plusieurs formes de résistances : la résistance publique, par la parole, les tribunes, les mobilisations ; la résistance silencieuse, par le refus de compromis douteux ; et la résistance morale, par une fidélité obstinée à ses convictions, même au prix de l’isolement. « Il savait quand parler, quand se taire, quand frapper symboliquement et quand durer », résume le Dr Patrice Ossomba, sociologue. Comme les acteurs que la sociologie politique analyse dans les contextes de domination, il savait que l’opposition ne se joue pas seulement dans l’affrontement direct, mais aussi dans les détours, les contournements et les refus intimes. Cette intelligence de la temporalité faisait de lui un militant d’endurance plus qu’un homme d’éclat. Il préférait inscrire ses combats dans la profondeur du temps plutôt que dans l’écume des jours.

Sa mort en détention agit aujourd’hui comme un révélateur brutal. Elle met à nu le malaise profond d’un système qui, face à la contestation, préfère souvent la disqualification à l’écoute, la stigmatisation au débat, et parfois, hélas, la force à la contradiction. « La mort d’Anicet Ekane marque un basculement symbolique. On passe d’un opposant vivant, contredisable, à une figure morale irréfutable », explique le Pr Table Emmanuel Nji, politologue. Comme ailleurs dans l’histoire politique, le pouvoir dominant cherche toujours à enfermer ses opposants dans des labels simplificateurs : agitateur, extrémiste, perturbateur. Mais ces mots, à force d’être utilisés, finissent par perdre leur pouvoir d’effroi, tandis que les actes, eux, s’inscrivent durablement dans la mémoire collective. La cellule devient alors un miroir tendu à la nation entière, où se reflètent les peurs, les renoncements et les fidélités courageuses.

D’ici à l’au-delà
Aujourd’hui, son nom quitte le registre des vivants pour entrer dans celui, plus exigeant, de la mémoire politique. Une mémoire qui n’embaume pas, mais qui interroge. Une mémoire qui ne console pas, mais qui oblige. « Il dérangeait avec élégance. Anicet ne criait pas pour exister, il parlait pour éveiller », témoigne Madeleine N., militante des droits humains. Et pendant que les cellules se referment et que les discours officiels s’alignent, quelque part dans le pays, une conscience continue de marcher, désormais débarrassée des murs. « Ils peuvent m’arrêter, mais ils ne savent pas où j’ai rangé mes idées », aimait-il plaisanter, selon son ami Roger S. Désormais, Anicet Ekane n’est plus seulement un homme : il est devenu une question posée à la République, une interpellation durable adressée à l’histoire, au pouvoir et aux citoyens.

La disparition d’Anicet Ekane ne referme rien, elle ouvre au contraire une séquence nouvelle dans la conscience politique nationale. Les réactions, timides ou indignées, prudentes ou courageuses, révèlent la cartographie réelle des positions et des peurs. Certains saluent l’homme à voix basse, par précaution, d’autres l’attaquent encore, comme si même la mort ne suffisait pas à désarmer les réflexes de disqualification. Mais une chose est sûre : la disparition en détention agit comme un accélérateur de vérité. Elle oblige chacun à se situer, non plus par rapport à un acteur politique vivant, mais face à une mémoire qui ne peut plus être contredite par le jeu ordinaire des polémiques.

Dans les quartiers populaires comme dans les cercles intellectuels, le nom d’Anicet Ekane circule désormais différemment. Il n’est plus seulement celui d’un militant, mais celui d’un repère, parfois d’un avertissement. L’État peut emprisonner les corps, mais il peine à enfermer les récits. Et ce sont souvent ces récits, patiemment tissés, qui survivent aux dispositifs de contrainte. « Il disait toujours que le pouvoir n’a peur que d’une chose : la persistance », se souvient un ancien compagnon. Cette persistance, aujourd’hui, s’est déplacée. Elle habite les discussions, les réseaux, les veillées discrètes, les colères contenues et les espoirs murmurés.

L’histoire politique enseigne que certaines morts agissent comme des bornes invisibles. Avant, on croyait encore à la possibilité du réglage discret, du compromis silencieux, de l’oubli organisé. Après, tout devient plus tranché, plus nu, plus exposé. Le cas d’Anicet Ekane s’inscrit dans cette catégorie de disparitions qui ne s’effacent pas. Parce qu’elles posent une question simple et terrible : jusqu’où peut aller un système face à ceux qui lui résistent sans armes, avec pour seules ressources la parole, la constance et l’insoumission intérieure?
Il ne s’agit pas ici de sanctifi r »un homme ni de transformer une vie de lutte en icône figée. Anicet Ekane fut un être de chair, de doutes, de colères, parfois d’erreurs. Mais sa trajectoire conserve une cohérence rare dans un univers politique souvent gouverné par la volatilité. Ce n’est pas la perfection qui fait aujourd’hui sa force mémorielle, mais l’obstination. Celle d’un homme qui n’a jamais cessé de parler quand d’autres se taisaient, ni de refuser quand d’autres cédaient. Dans un paysage saturé de stratégies, il rappelait par son existence même que la politique peut encore être une affaire de nerfs, de verticalité et d’éthique.

La République est désormais sommée de répondre à une question qu’elle a longtemps différée : que fait-elle de ses dissidents ? Les marginalise-t-elle, les tolère-t-elle, les brise-t-elle, ou finit-elle par les entendre ? La mort en détention d’un opposant n’est jamais un simple fait administratif. Elle engage l’image d’un État, la crédibilité de sa justice, la solidité de son contrat social. À ce titre, l’héritage d’Anicet Ekane dépasse désormais son cercle politique originel. Il interpelle l’ensemble des institutions, mais aussi chaque citoyen, placé devant sa propre capacité d’indignation ou de résignation.

Reste enfin la dimension humaine, presque intime, que les grandes analyses n’épuisent jamais totalement. Derrière la figure publique, il y avait l’homme, ses fatigues, ses espoirs, ses fidélités d’amitié, ses silences aussi. Ceux qui l’ont connu dans la proximité racontent un être parfois épuisé, mais jamais résigné. Sa disparition laisse un vide que ni les hommages officiels ni les discours ne combleront vraiment. Car ce vide est d’abord celui d’une parole singulière dans un paysage où l’uniformité menace. Et c’est souvent lorsque disparaissent ces voix solitaires que l’on mesure à quel point elles tenaient encore debout une part fragile de l’équilibre collectif.

Jean-René Meva’a Amougou

MORT D’ANICET EKANE

Le Cameroun sous le choc, la vérité exigée

Le décès soudain d’Anicet Ekané, leader du MANIDEM, dans la nuit du 1er décembre 2025, déclenche une déflagration politique et émotionnelle dans tout le pays. Entre indignation, accusations de dérive autoritaire, hommages appuyés et craintes pour l’avenir, la disparition de cet opposant ravive les interrogations sur l’état des libertés publiques au Cameroun.

Une détention qui tourne au drame
Le 1ᵉʳ décembre 2025, peu après minuit, Anicet Ekané meurt en garde à vue. Une annonce qui, dès l’aube, enflamme les réseaux sociaux. La stupeur domine : « on ne peut pas mourir comme ça. Ce n’est pas normal », lâche Honorine, commerçante du marché Mokolo à Yaoundé, les yeux rougis. Dans les milieux estudiantins, l’ambiance est électrique. Un militant du MANIDEM soutient : « on n’a pas seulement perdu un président. On a perdu un symbole. Ce décès porte la marque d’une volonté d’intimidation politique ». Au sein du MRC, des cadres du parti montent au créneau et dénoncent un crime d’État : « rien ne peut justifier qu’un opposant meure sous la garde des forces de l’ordre ». Certains évoquent déjà une « alliance de revers » au sein de l’opposition pour exiger une commission d’enquête internationale.

Dans les rues : colère, méfiance et peur
Dans les taxis, les bars, un mot revient : injustice. Un chauffeur de moto-taxi au carrefour CRADAT résume le sentiment dominant : « si ceux de la trame d’Anicet Ekané meurent en cellule, qui va encore oser ouvrir la bouche ? ». La peur s’installe. L’affaire Ekané devient un révélateur du traitement des détenus ; de l’usage politique de la garde à vue ; de la crise de confiance envers les institutions ; de la fragilité des contre-pouvoirs et de la montée de la colère populaire. Dawala Wilfried, observateur de la scène politique nationale résume : « ce n’est pas seulement la mort d’un homme. C’est un moment charnière : soit le Cameroun s’explique, soit il s’enfonce dans la défiance ».

La version officielle : le flou entretiendrait le doute
Interrogé par notre rédaction, un haut agent sécuritaire affirme : « rien ne permet d’affirmer que l’État est impliqué. Une enquête administrative interne est en cours ». Mais cette version ne convainc ni l’opposition, ni les organisations de défense des droits humains, qui dénoncent « un récit construit dans l’urgence ». Un proche du régime tempère : « l’émotion est légitime, mais accuser l’État sans preuve, c’est mettre de l’huile sur le feu. Laissons la justice faire son travail ». Pourtant, justice et confiance ne font plus bon ménage au Cameroun.

Du côté du pouvoir : une riposte sous contrainte
Un Conseiller municipal de la Commune de Yaoundé 5 minimise : « on politise tout dans ce pays ! Laissons l’enquête avancer. Personne n’a intérêt à fabriquer de la tension en ce moment ». Un autre, plus incisif, accuse l’opposition d’instrumentaliser un drame humain : « ils veulent faire d’Ekané un martyr pour mobiliser la rue. C’est irresponsable ». Mais dans les couloirs des bureaux feutrés de Yaoundé, la nervosité est palpable : plusieurs sources évoquent une « affaire sensible », capable d’éroder encore davantage l’image du gouvernement.

MANIDEM : un parti au bord de l’implosion
La disparition du leader historique ouvre un vide dangereux. Qui pour reprendre le flambeau ? Quelle ligne adopter : dureté, compromis, mobilisation ? Un cadre du parti joint au téléphone affirme : « si nous ne gérons pas bien cette crise, nous pouvons disparaître. Le parti est blessé mais pas à terre ». Pendant ce temps, la question demeure : Comment un opposant politique majeur peut-il mourir entre les mains de l’État ? L’affaire Ekané n’en est qu’à son début. Et le pays tout entier retient son souffle.

Tom.

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