Le Réseau pour la justice fiscale en Afrique organise cette semaine un atelier de deux jours à l’attention des journalistes du continent africain. Objectif : les outiller à la traque des fonds sortis de façon illégale des pays du continent.
En tant que défenseur expérimenté de la justice fiscale, le Réseau pour la justice fiscale en Afrique (RJFA) « reconnaît aux médias le rôle de quatrième pouvoir ». Il estime que, dotés des outils et des informations appropriés, ceux-ci « peuvent résoudre le problème des flux financiers illicites (FFI) ». Depuis 2015, cette organisation panafricaine de recherche et de plaidoyer, lancée en janvier 2007 au Forum social mondial (FSM) à Nairobi (Kenya), tient de ce fait, chaque année, un atelier pour armer les médias et les journalistes du continent contre ce fléau.
Du 11 au 12 avril, Yaoundé abrite le 5e évènement du genre, sur le thème « Flux financiers illicites dans le secteur des matières premières en Afrique ». Sont particulièrement ciblés, les hommes de média des pays d’Afrique centrale et les exportateurs de matières premières (pétroles, fer, coltan, bois, cacao, café…). Organisé en partenariat avec le Centre régional africain endogène et communautaire (Cradec), l’atelier vise à familiariser les journalistes avec cette problématique. Il s’agit aussi de leur donner des techniques de collecte capables de briser l’opacité dominante dans les réseaux de FFI.
Sonnette d’alarme
Cet atelier tombe à point nommé. Des projecteurs devraient en effet être braqués sur la question des flux financiers illicites. En effet, selon plusieurs enquêtes, ces fonds, qui sortent de façon illégale, privent la région d’importantes ressources, et installent l’injustice fiscale. En février 2015, un rapport du Groupe de haut niveau contre les flux financiers illicites en provenance de l’Afrique, présidé par Thabo Mbeki, révèle que les multinationales ont volé 11,8 milliards de dollars (autour de 6000 milliards de francs CFA) au Cameroun entre 2001 et 2010. Ces vols ont été perpétrés par le biais de la corruption, du blanchiment d’argent et des pratiques commerciales douteuses, visant à dissimuler aux fiscs une partie, voire la totalité des bénéfices réalisés.
Une autre étude, menée par des chercheurs camerounais (Hans Tino Mpenya Ayamena, Clarisse Metseyem et Boniface Ngah Epo) et publiée en 2016 dans la Revue africaine de développement, place les fausses factures ou les falsifications des transactions commerciales au cœur de la fuite des capitaux dans la région. Selon cette enquête, elles représentent 83% de la fuite des capitaux enregistrée par le Cameroun, entre 1970 et 2010. Les secteurs pétrole et bois en sont les principales causes, avec des contributions estimées respectivement à 72% et 17% des fausses factures issues des exportations.
« Un tel phénomène devrait certainement être plus important ou sinon similaire pour les autres pays africains producteurs de pétrole, particulièrement ceux de la Cemac », soutient Jean-Marie Gankou, ancien ministre délégué à l’ancien ministère de l’Économie et des Finances du Cameroun. Selon Abbas Mahamat Tolli, gouverneur de la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac), en 2017, les demandes d’importations étaient des tentatives de sorties frauduleuses de capitaux pour au moins 37%.
Richesse appauvrissante
À en croire la Banque mondiale, « en règle générale, les pays miniers semblent avoir un meilleur rendement économique que les autres pays de leurs régions respectives ». Cependant, cela ne se vérifie pas dans la plupart des pays africains riches en ressources. À titre d’illustration, l’Afrique abrite 30% des réserves minérales mondiales, 10% du pétrole mondial et 80% du gaz mondial. Malgré ses énormes ressources, près de la moitié des Africains sont pauvres. D’ailleurs, sur les 28 pays les plus pauvres du monde, 27 se trouvent en Afrique et affichent tous un taux de pauvreté supérieur à 30%.
Pour le RJFA, il est donc important d’étudier les acteurs du secteur minier et les contrats, de dénoncer les pratiques financières illicites (de la corruption au blanchiment d’argent, en passant par la fraude fiscale) et d’analyser l’impact de cette activité financière illicite sur l’économie africaine, le développement et les groupes vulnérables (enfants, femmes et personnes handicapées).
Aboudi Ottou
Jean-Marie Gankou
«Les secteurs pétrole et bois sont les principales causes de la fuite des capitaux»
L’ex-ministre délégué à l’ancien ministère de l’Économie et des Finances du Cameroun est agrégé en sciences économiques et de gestion. Il a mené plusieurs études sur les flux financiers illicites. Il révèle l’ampleur du fléau dans la région.
J’ai corédigé un article intitulé: “L’environnement institutionnel et les liens entre les flux de capitaux et la fuite des capitaux au Cameroun”. Deux jeunes chercheurs économistes ont activement pris part à la rédaction de ce document scientifique. Il s’agit du docteur Marius Bendoma, conseiller technique au Laboratoire d’analyses et de recherche en Économie mathématique (Larem), et du docteur Moussé Ndoye Sow, cadre au département des affaires fiscales au Fonds monétaire international (FMI). L’article est paru dans la Revue africaine de développement en 2016.
Les travaux ont été financés par le Consortium pour la recherche économique en Afrique (Crea). Le document a été présenté lors de trois principaux ateliers sur la fuite des capitaux (20-21 mars 2014 à Nairobi au Kenya ; 5-6 décembre 2014 à Lusaka en Zambie et 29-30 mai 2015 à Arusha en Tanzanie). Il a ensuite fait l’objet d’une dissémination nationale au Cameroun en date du 22 février 2018.
Il en ressort que le Cameroun est 10e dans le classement des pays d’Afrique subsaharienne en matière de falsification des transactions commerciales, de fuite de capitaux ou de fausses factures. La falsification des transactions commerciales, qui représenterait 83% du phénomène, en serait la principale cause.
On y montre principalement que l’un des problèmes majeurs de gestion des ressources naturelles que connaît l’économie camerounaise proviendrait des entrées de capitaux qui ressortent généralement du pays de manière frauduleuse à court et à moyen termes, dans un contexte où l’environnement institutionnel est faillible.
L’étude démontre que, de chaque franc CFA qui entre sous forme de dette extérieure, un pourcentage compris entre 47% et 62% est rapatrié sous forme de fuite de capitaux. Lorsqu’on introduit la rente pétrolière, et plus généralement les ressources naturelles dans l’analyse, le phénomène devient deux fois plus sensible. Un tel phénomène devrait certainement être plus important ou sinon similaire pour les autres pays africains producteurs de pétrole, et particulièrement ceux de la Cemac.
À la lumière de ces résultats, et en vue de réduire considérablement la fuite des capitaux, nous recommandons qu’une conditionnalité adéquate puisse accompagner la dette extérieure, tout comme l’aide publique au développement (APD). Cette conditionnalité favorisera une gestion plus efficace des finances publiques et une meilleure gouvernance.
L’environnement institutionnel devrait être renforcé afin de lutter plus efficacement contre la fuite des capitaux. Ceci passe par la réduction de la corruption sur la scène publique, la promotion d’une gestion transparente des ressources naturelles (principalement les ressources pétrolières et forestières). Ainsi, un environnement institutionnel favorable permettra de réduire la fuite des capitaux et promouvra une meilleure utilisation des ressources.
La question de la fuite des capitaux est d’actualité, car elle touche directement le problème de la mobilisation des ressources nécessaires au développement de nos économies. Une autre équipe de chercheurs du laboratoire que je dirige (Larem), constituée de Hans Tino Mpenya Ayamena, Clarisse Metseyem et Boniface Ngah Epo, s’y est également intéressée. Leur étude, intitulée “Ressources naturelles et fuite des capitaux”, a, tout comme celle évoquée précédemment, été financée par le Consortium pour la recherche économique en Afrique (Crea). Elle a été publiée dans le même numéro de la Revue africaine de développement en 2016.
Ces jeunes chercheurs s’interrogeaient particulièrement sur l’origine des fausses factures ou falsifications des transactions commerciales qui représentent 83% de la fuite des capitaux enregistrée par le Cameroun entre 1970 et 2010. Ces chercheurs ont démontré que les secteurs pétrole et bois sont les principales causes de la fuite des capitaux, avec des contributions estimées respectivement à 72 % et 17% des fausses factures issues des exportations. Cela souligne une fois de plus la nécessité pour le gouvernement de renforcer le contrôle et la gouvernance des activités du secteur des ressources naturelles. Les économies de la sous-région étant très dépendantes de l’exploitation des ressources naturelles, ces résultats devraient également les interpeller.
Source : Lettre de recherche de la Beac, juillet 2018.