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Extrême-Nord: quand la paix dépend des «Karal» et «Hardé»

Très prisés par les paysans de la région, ces espaces agricoles donnent naissance à de folles affaires qui encombrent les tribunaux traditionnels, surtout pendant les mois de septembre et octobre.

 

La vue de l’entrée sud de la ville de Maroua est un tableau en soi: des paysages sublimes dont on peine à détacher les yeux. Justement, le regard se réfère à des éléments d’observation différents. Certains sont visibles comme la dénudation du sol ou encore des formes spectaculaires d’érosion. D’autres concernent des ressources moins apparentes, comme l’eau ou la biodiversité. «Ces paysages sont appelés des Hardé ou des Karal. Ce sont des sols reconnus pour leur réceptivité à la culture du mil et du sorgho ici à l’Extrême-Nord. C’est la raison pour laquelle ces espaces sont devenus objets de toutes les convoitises», explique Bernard Gonné, maître de conférences de géographie à l’université de Maroua. Auteur de plusieurs articles scientifiques sur les questions d’accès à la terre et aux ressources naturelles, cet expert ratifie l’idée selon laquelle «à partir de la fin des années 80, les terroirs de la région de l’Extrême-Nord du Cameroun ont connu des transformations liées à l’intérêt que des acteurs variés accordent désormais aux activités de production agricole».

Jeux
«Aux premières pluies, ici à Maroua, les Hardé et les Karal témoignent pour les problèmes plus généraux de l’accès au foncier. Cela est plus visible en septembre. On appelle cette période le mois du marché de la terre», renseigne un proche du lamido. Dans le fonds, la redistribution générale des terres, la montée en force de quelques jeunes élites économiques et les défis immenses annoncés par la démographie galopante déclassent chaque jour la paix entre les familles. Selon certaines sources concordantes, tout le monde se prépare aux tensions foncières en septembre et soigne ses relations avec sa parentèle et ses alliés. «Il en résulte de enclaves défensives et leurs conséquences en termes de recomposition de la gouvernance foncière ici. Souvent, l’ambiance débouche sur des conflits et ventes théâtralisés», signale Garba Aoudou. Plus intéressante est la description que ce géomètre assermenté près les tribunaux de Maroua fait du marché du foncier dans la ville. «Il y a des gens les Hardé à des particuliers. Ces derniers payent sur ces parcelles la zakkat (1/10ème des récoltes), dont le montant est souvent, il est vrai, négocié au lawan (chef de quartier). Les ventes «définitives ne sont pratiquées que du vivant du propriétaire car, à sa mort, elles sont remises en cause par ses héritiers. Dans le cas des lawan, cela est systématique, ce qui donne cette impression de rachat perpétuel de la terre. Cette version foncière du mythe de Sisyphe semble ne pas devoir connaître de solution ici à Maroua et partout dans la région de l’Extrême-Nord», expose Garba Aoudou. La suite constitue une sorte d’oraison sociale effrayante. «Depuis 2001-2002, les tensions se font plus âpres du fait que les demandeurs de terre sont très majoritaires et que ceux qui veulent la céder sont personnes âgés ou qui désirent quitter leurs villages pour se livrer à des activités citadines d’artisans ou de commerçants Les catégories qui s’affrontent changent alors de statut. Certains lawan, pour ne pas voir les gens se dessaisir de leurs terres, font pression sur leurs jawro (chefs de village) afin d’interdire toute vente de champs aux «missionnaires». Au-delà de cette interdiction, les lawan veulent surtout se réserver le droit de vendre seuls la terre», étale encore Garba Aoudou.

Pistes
On ne peut comprendre les logiques d’une telle pratique qu’en recensant ses causes. «Il y a les spoliations répétitives qui obligent les familles à passer d’un canton à l’autre deviennent insupportables pour des cultivateurs issus de la scolarisation et dont le nombre ne cesse de progresser. Il y a également la remise en cause de la légitimité de l’arbitrage foncier des pouvoirs publics qui tend à prendre des accents plus politiques. Bien sûr, il y a aussi la croissance démographique, souvent considérée comme premier facteur explicatif avec son corollaire, l’émancipation de la tutelle familiale plus précoce des jeunes qui créent leur exploitation. On n’oublie pas que, dans les années 1990, la culture cotonnière a conduit à occuper d’importantes surfaces auparavant dévolues aux cultures vivrières sous pluie. En conséquence, elle a poussé les paysans à adopter et à développer toujours plus la culture de ces sorghos déraisonnés. Les crises pluviométriques à répétition qui abaissent fortement la productivité des cultures sous pluie, n’ont fait que renforcer la tendance. Tout cela complexifie les pratiques foncières dans les terroirs», analyse une source judiciaire ayant requis l’anonymat.

Seulement, à bien observer, les hauteurs de Maroua, peu attractives, ont été prioritairement vouées à l’élevage extensif, tandis que les vallées offre au contraire des conditions d’installation beaucoup plus favorables. Des familles ont naturellement pris possession des bas-fonds, dans lesquels, la mise en valeur agricole des riches terres alluviales a pu permettre une diversification des productions agricoles tout en contribuant à la fixation de l’habitat. Dès lors, on comprend que tous ces facteurs cristallisent les litiges fonciers. «De folles affaires encombrent les tribunaux traditionnels, surtout pendant les mois de septembre et octobre. Elles alimentent aussi une partie des affaires enregistrées durant une année judiciaire. Les 38 conflits fonciers enregistrés dans l’année judiciaire 2021-2022 sont ceux qui ont débordé le cadre de la juridiction des chefs de canton. C’est à la devanture du saré du lawan ou du lamido que se résolvent les litiges de terre. Les conflits qui engendrent des bagarres, voire des batailles rangées, finissent à la gendarmerie, à la police et devant les tribunaux. Si les dégâts corporels sont réglés, l’affaire foncière elle-même est classée sans suite, jusqu’au prochain affrontement», affirme notre source judiciaire.

Accès
À Maroua, comme partout dans la région de l’Extrême-Nord, deux filières permettent d’accéder à la propriété foncière dans notre pays: la filière traditionnelle et la filière administrative. Selon plusieurs personnes, dans le cadre de la filière traditionnelle ou coutumière, la propriété foncière était issue de l’antériorité de l’occupation. Ce mode d’appropriation a permis la constitution de terroirs coutumiers qui, avec le développement des villes, ont été progressivement intégrés dans les périmètres urbains. Les familles qui s’y étaient installées les premières continuent à prétendre à un droit de propriété que l’administration ne leur reconnaît pas officiellement. Dans la pratique, les deux parties en sont arrivées à un modus vivendi qui permet à l’État de gérer ces territoires en procédant à leur lotissement tout en réservant un tiers des parcelles ainsi créées aux familles auxquelles est reconnu le droit de «premier occupant» mais pas le droit de «propriété coutumière»…

Le constat, ou la représentation qui en est faite, ne sont pas nouveaux. Depuis quelques années, s’est développée, à propos de l’Extrême-Nord, la vision d’une région encore à forte dominante rurale et particulièrement menacée par la raréfaction de la terre et la dégradation des ressources naturelles, mises en rapport avec l’insécurité causée par Boko Haram.

Jean-René Meva’a Amougou, envoyé spécial à l’Extrême-Nord

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