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Evariste Ngarlem Toldé : «L’éthique de la discussion a cédé la place à une éthique de l’anathème»

Le politologue tchadien jette un regard sur certains aspects de la démocratie en zone Cemac.

D’entrée, on va dire démocratie en zone Cemac : état des lieux…
En zone Cemac, il y a des «démocratures électives» : il s’agit de régimes autoritaires qui ont survécu aux vagues de libéralisme et d’élections multipartites. On trouve aussi des «démocraties molle», qui votent, possèdent des institutions comme une cour suprême… Mais où tout fonctionne mal, où le système est corrompu, où les élections permettent de maintenir en place le clientélisme et le népotisme. Par ailleurs, depuis une dizaine d’années, on observe une explosion de mouvements citoyens, de mobilisations citoyennes menées par des collectifs, lesquels sont composés principalement de jeunes. Ces collectifs s’attaquent aux problèmes du quotidien, là où les États sont incapables de faire face et n’utilisent qu’un seul moyen : la répression.

Certains disent que le véritable débat d’idées est absent dans les pays de la Cemac. Quels commentaires cela vous inspire-t-il?
Dans la sous-région, de mon point de vue, la démocratie ne souffre pas d’un trop-plein de débats, mais de leur rareté. Un groupe minoritaire développe une idéologie qu’il parvient à imposer au reste de la société. Cette idéologie définit précisément ce qui peut être dit et ce qui doit être tu. Dans un premier temps, elle profite de la tolérance générale pour s’exprimer, dans un second, elle disqualifie tout discours déviant, affirmant peu à peu une prétention à détenir le monopole de la vérité. Elle a son clergé, son vocabulaire, ses tabous, ses tribunaux et ses potences. Les bulles cognitives créées par les réseaux sociaux aidant, toute la société est contaminée. Nous devenons hypersensibles aux divergences d’opinions désormais perçues comme des violences. Elles sont ainsi de moins en moins supportables.

Le recul de la liberté d’expression est si dramatique, c’est parce qu’il affaiblit directement le débat politique. L’éthique de la discussion a cédé la place à une éthique de l’anathème, consistant à décerner aux uns des brevets de vertu, aux autres des stigmates d’indignité. On ne doit plus discuter avec un tel ou parler de tel sujet. Les groupes politiques se juxtaposent, passant plus de temps à attribuer des étiquettes qu’à parler réellement des faits et des idées.

Que répondez-vous à ceux qui prétendent que la démocratie en zone Cemac semble s’épuiser dans d’autres valeurs?
Dans tous les pays, pas seulement en zone Cemac, l’économie, les lois du marché, la course au profit, prennent le pas sur le politique et régissent le social. L’argent est devenu symbole de toute chose, et tout est marchandise. La nécessité d’une croissance dont on ne voit pas les limites entraîne une surexploitation et un épuisement des ressources, de là un appauvrissement à court terme des populations démunies, à moyen terme des pays qui se croient riches. Les démocraties qui prétendent garantir les libertés et prônent la tolérance sont débordées par les excès et contraintes à fermer leurs frontières. Dans ce cas, comme ailleurs, l’espace public de la Cemac s’étourdit dans les jouissances que leur dispensent les technologies et les médias, et perdent repères, limites et sens. Les citoyens sont devenus des consommateurs, se définissent par ce qu’ils achètent et possèdent ou convoitent.

Propos rassemblés par
Jean-René Meva’a Amougou

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