Contre ceux qui ont «émergé», leurs congénères entretiennent une gamme de sentiments qui va de l’écœurement au dégoût, en passant par le rejet et l’indifférence. Explications.
«On parle d’un petit microcosme, toujours le même, qui pense qu’il a la vérité sur tous les sujets et qui croit parler au nom du peuple Ekang», s’émeut Harlet Ze ce 21 juillet 2019 sur le site du Festival Mvet Oyeng ici à Ambam. Ce qui se dit là, c’est un chœur où tous les interprètes ont leur propre partition. «On peut poser l’hypothèse que les gens, les Ekang, ne veulent plus qu’une minorité parle au nom de la communauté d’une part. D’autre part, ces gens qu’on pointe du doigt ne parlent plus qu’à leurs pareils, c’est-à-dire non seulement à ceux qui bénéficient d’un même niveau de richesses, mais également à ceux qui partagent le même niveau d’instruction. Ils adorent mettre en scène leur pouvoir et le font de mille façons: exhibition des signes extérieurs de richesse, bien sûr, mais également —et de plus en plus— de leur patrimoine culturel».
Sentiments
À bien l’écouter, l’exposé permet de saisir les ressorts des bouleversements que traverse le peuple Ekang dans sa relation avec ses élites. Mieux il illustre parfaitement un phénomène décrit par Harlet Ze: «la majorité de la population Ekang témoigne à l’égard de ses élites d’une gamme de sentiments qui va de l’écœurement au dégoût, en passant par le rejet et l’indifférence. Et sur quoi se cristallise cette rupture, c’est l’arrogance». Sur le terrain de débats confidentiels entre «gros bonnets Ekang», on se garde bien de faire un quelconque commentaire. C’est que les différences sont évidentes à bien des égards. Harlet Ze fait remarquer que parmi les Ekang, il y a ceux qui ont «réussi», et que l’on reconnait comme tels. Il parle d’une coupure tant économique et matérielle qu’éducative et intellectuelle, dont résulte le repli sur eux-mêmes des privilégiés. Le psychosociologue camerounais explique notamment que la cohésion de la société Ekang «est mise à mal aujourd’hui par un processus presque invisible à l’œil nu, mais lourd de conséquences: un séparatisme social qui concerne toute une partie de la frange supérieure de la société, les occasions de contacts et d’interactions entre les catégories supérieures et le reste de la population étant en effet de moins en moins nombreux».
Distinguo
Mais au moins, il distingue deux types de «personnalité» en milieu Ekang: les élites économiques et les élites politiques. «Les premières sont des gens qui ont accédé à ce domaine d’élitisme par leur seul sens des affaires (dont on pensera ce qu’on voudra) et qui ont su bâtir des fortunes personnelles ou des empires industriels, sans diplômes ni gros capitaux au départ», établit premièrement Harlet Ze. Pour définir la seconde catégorie, notre interlocuteur parle des élites politiques. «C’est là où la course est ouverte à tout le monde, par ceux qui sont les plus doués pour ce “jeu politique” (dont on pensera également ce qu’on voudra) qui ne s’apprend nulle part, consistant à s’imposer dans un parti, se constituer des soutiens, obtenir des investitures, remporter des élections, accéder à des postes de pouvoir, et être capable de les conserver plus ou moins longtemps en sachant déjouer les assauts permanents de la nuée des “ôte-toi de là que je m’y mette”.
Prochain article: La langue Ekang entre turbulences
Jean-René Meva’a Amougou, à Ambam
Harlet Ze
«Le problème vient de leur arrogance»
Le psychosociologue camerounais explique le rejet des élites Ekang.
Qui est-ce que l’Ekang appelle couramment “élite”?
Au sein du peuple Ekang, une “élite” c’est quelqu’un qui, sur la base de plusieurs critères objectifs et subjectifs, se distingue dans son groupe. C’est généralement quelqu’un qui a connu une ascension plus ou moins fulgurante dans deux types de secteurs: la haute Fonction publique et le secteur privé. Bien entendu, de nombreuses extrapolations relevées ça et là résultent de la conception purement Ekang de l’élite. Il s’agit d’un homme “providentiel” qui concentre entre ses mains des responsabilités écrasantes. Et là, l’élite s’évalue par des niveaux de rémunération qui deviennent un critère et une référence. Du fait de cette conception-là, l’Ekang a fini par ne plus distinguer entre le milieu d’origine d’une “élite” et son milieu d’arrivée. Il sait seulement que, entre cette personne et lui, il y des contextes géographiques, économiques, sociaux différents qui favorisent une ascension aussi extrême chez tel ou tel.
Vous venez d’affirmer que “la spécificité Ekang tient surtout à la fois de l’adulation et de la détestation des élites”. Pouvez-vous préciser cette pensée?
Toute société possède des élites. Cela existe depuis que le monde est monde. La question est qu’il faut que cela circule suffisamment pour que ces élites soient légitimes aux yeux de la plupart des gens. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le problème vient de l’arrogance souvent dissimulée derrière de l’austérité ou de la bonhomie. La grande méprise de nos “élites” est de perdre de vue, consciemment ou pas, la quintessence de leur statut: être au service des entreprises, et pour le service public, être au service du bien commun.
L’ambition personnelle ainsi que le désir de réussite et de reconnaissance sont respectables, mais ils ne doivent jamais prendre le dessus. Et lorsque les excès d’ego se traduisent par la recherche du pouvoir personnel, parfois exprimé en termes financiers, la notion d’élite vole en éclats. Dès lors que cette image bascule (inévitablement) de l’adoration à la défiance, puis au rejet viscéral, il se constitue un étrange discours de ceux qui, ne supportant pas de ne pas faire partie de cette minorité, ont élaboré l’étrange théorie de l’“intelligence collective” selon laquelle l’addition des insuffisances serait susceptible de produire un discours plus intelligent que celui de l’addition des compétences les plus reconnues.
Il y a donc un dépérissement qui permet aux “élites” de vivre de plus en plus dans une sorte d’alter-monde en suspension, pendant que les autres sont rivés à un ici-bas qui commence à se changer en friche, et finira par se muer en jungle. De ce “subconscient inégalitaire”, on perçoit chaque jour les effets. On constate que ne se mélangent plus guère ces éduqués supérieurs contents d’eux, étrangement persuadés de ne rien devoir qu’à leur talent. De toute façon, ils sont suffisamment nombreux pour pouvoir fonctionner en circuit fermé et pour ne plus avoir à s’adresser qu’aux autres “manipulateurs de symboles”.
Propos recueillis à Ambam par JRMA