«Cycle de sécheresse» de Charles Cheikh Sow

D’un mot arabe qui signifie bordure, rivage ou côte, le Sahel est composé de 10 pays: le Sénégal, la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger, la Gambie, la Guinée-Bissau, le Tchad, le Soudan et l’Érythrée. “Soumise à un climat rude et irrégulier, ne disposant que de sols pour la plupart pauvres et fragiles, n’ayant que des ressources en eau limitées, que des ressources minières modestes, cette partie du monde semble déshéritée”, révèle Jacques Giri dans “Le Sahel au 21ème siècle” (Paris, Karthala, 1989, p. 126).

Au début des années 1970, le Sahel a souffert d’une grande sécheresse qui occasionna la famine et le déplacement des populations vers des régions plus humides. C’est sur cette sécheresse que revient Cheikh Sow dans son recueil de nouvelles. “Ce pays [Le Sénégal] était devenu sec, sec; incroyablement desséché et abandonné”, écrit Sow qui ajoute: “Depuis deux jours, ils [Yoro et les autres bergers] n’avaient rencontré que des villages désertés, aux puits morts, comme sucés par la soif des hommes, jusqu’à la toute dernière goutte d’eau. Jadis, dans les récits des veillées, Yoro avait entendu les anciens parler de terribles sécheresses mais avait toujours perçu cela comme les autres terribles choses de la mythologie, terribles mais lointaines. Et pourtant, ce qu’il vivait depuis deux mois n’avait rien des contes et des récits; il vivait une bien plus terrible réalité. Il avait vu la soif et la faim des hommes; des hommes s’enfuyant devant eux, en hordes perdues, sans but défini, comme vers la mort. Il avait vu des bergers affolés vendre leurs troupeaux, pour une bouchée de pain, à des spectateurs venus de la ville, avec des gros camions, tout rafler après de cyniques marchandages. Aux yeux du berger, les choses semblaient encore plus horribles pour les animaux: partout des bœufs, des moutons, des chèvres maigrissant, fondant littéralement avant de s’écrouler pour ne plus se relever. Partout des troupeaux décimés, des dépouilles de bêtes que l’on ne dissimulait pas rapidement comme celles des hommes et qui pourrissaient au soleil, chargeant l’air déjà suffocant d’une fétide odeur de mort. Et il avait même vu des bœufs se tuer, oui, en se jetant au fond des puits secs, préférant, eux que l’ont dit bêtes, la mort à la désespérante vie sans eau.”

Au-delà de la sécheresse des sols qui affecte gravement la vie des animaux et des hommes, “Cycle de sécheresse” veut attirer notre attention sur la sécheresse du cœur, c’est-à-dire l’absence d’humanité. Cette dureté de cœur, on la voit notamment chez les bourgeois de la ville quand ils achètent à vil prix les troupeaux amaigris des bergers ou bien quand ils organisent des réceptions où chacun vient faire étalage de sa richesse alors que, dans le pays, la sécheresse prive paysans et éleveurs du minimum vital. C’est le cas de Karim invité avec sa femme Astou chez le commerçant Pap Gueye. Il pouvait marcher pour se rendre au lieu d’invitation puisque sa maison et celle de Gueye étaient voisines mais “cela ne se faisait plus, aurait été scandaleux dans leur milieu; il fallait venir en voiture flambant neuve. Et, pour celui qui recevait, le nombre de véhicules coûteux garés devant sa maison était le signe flatteur de son influence et de sa bonne fortune”.

On l’aura compris: Karim et Pap Gueye appartiennent à un monde marqué par le snobisme et valorisant plus l’avoir et le paraître que l’être, un monde où chaque arriviste et “nègre de paille” (l’expression est de Sembène Ousmane) n’a pas d’autre ambition que d’en mettre plein la vue aux autres. Et Karim “aimait bien montrer ses biens: sa voiture, sa maison, ses meubles comme sa femme, se montrer, montrer tout ce que l’on a et, pour cela, s’enrichir par tous les moyens”. Karim, El Hadj M’Baye, Abdoulaye Konan qui avait la réputation d’être un “grossier coureur de jupons”, Pap Gueye et les autres étaient d’anciens fauchés devenus multimillionnaires soit en escroquant, soit en trichant avec le fisc, soit en vendant de la drogue.

Les pays dans lesquels nous vivons aujourd’hui diffèrent peu de celui décrit par Cheikh Sow, non seulement parce qu’ils font la promotion d’hommes incultes qu’une richessse acquise de façon malhonnête a rendus arrogants, snobs et méprisants mais aussi parce que les soi-disant intellectuels se contentent d’y faire “des analyses fulgurantes, définitives, devant des auditeurs admiratifs qui ne lisent jamais «Le Monde» [tandis que les prétendus] hommes de gauche prédisent des soulèvements populaires, des massacres de bourgeois et des révolutions, un verre de scotch à la main”. En mettant le doigt sur ces plaies qui tirent le continent vers le bas, l’ouvrage de Cheikh Sow, publié en 1983 par Hatier, vient nous rappeler deux vérités essentielles: 1) tous ceux qui ont fait fortune ne sont pas nécessairement des exemples à suivre pour la jeunesse; 2) un pays, qui se laisse séduire par des vauriens et des criminels enrichis par le vol, la guerre et le trafic de drogue et accepte que ces derniers gouvernent des citoyens bien formés, court à sa perte.

À ceux qui ont tendance à penser que la réussite est une affaire d’argent et de biens matériels, le nouvelliste sénégalais répond, dans «Cycle de sécheresse», que réussir, ce n’est pas amasser des millions mais impacter positivement la vie des autres à travers un conseil, un don, une oreille attentive, un coup de main ou une épaule disponible. Pour lui, un cœur sec est pire qu’une terre sèche.
Né à Saint-Louis en 1946, Cheikh Sow a écrit deux autres recueils de nouvelles: «Demain les nègres» et «Le rôle du tyran».

Jean-Claude DJEREKE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *