Regard : Les Journalistes et la crise sanitaire

La crise sanitaire a été un bon révélateur de notre relation complexe aux médias. L’envie d’en savoir plus s’associe à une méfiance croissante à l’égard des journalistes. Certains citoyens cessent de suivre l’actualité ou succombent au complotisme. D’autres sont menacés d’« infobésité » face au flux des chaînes d’information en continu ou des réseaux sociaux. Il est temps de réinventer la production d’information selon des axes professionnels simples et solides : curiosité et générosité. Et réfléchir à l’utilité des informations que l’on partage.

Informer, c’est répondre aux questions. S’enquérir, enquêter d’abord;
aviser, partager ensuite. L’arrivée de la Covid-19 a produit des centaines de questions chez les citoyens du monde. Cette vague mondiale concernant directement le public a pu apparaître comme la période idéale pour redorer le blason des médias, si souvent critiqués. La stu peur suscitée par la pandémie était telle que la machine médiatique allait pouvoir tourner à plein. Et il est vrai qu’en mars et avril 2020, la demande fut forte. En France, le confinement put même soutenir la vente des journaux papiers. Les audiences audiovisuelles et celles d’Internet connurent de fortes progressions. En mai 2020, le trafic des sites d’information français était supérieur de 37 % en moyenne à celui d’un mois normal.

Mais s’installa très vite ce qu’aux États-Unis, on désigna par l’ex pression « Covid news fatigue ». Dès le mois d’avril, outre-Atlantique, la consultation des sites d’information avait marqué le pas. Et les gains

Études – Décembre 2020 – n° 4277 de lectorat et d’audience observés se dégonflèrent un peu partout, témoignant d’une lassitude du public face à des informations rabâchées, des débats vains et un mélange de communication étatique et de commentaires sans profondeur. Et puis la science prend trop de temps, la recherche n’aboutit pas au rythme des chaînes en continu… Dans les interstices entre communication maladroite, polémiques spectaculaires et lenteur de la science s’infiltra le retour de la méfiance générale, des opinions simplistes et du complotisme rampant. Rien de surprenant, au fond. Pour comprendre ce qui advint alors, il convient de prendre un peu de recul.

Arrêter de suivre l’actualité?
Retour donc en janvier 2020. Autant dire il y a un siècle, selon le narratif actuel qui sépare volontiers « l’avant » de « l’après » et valorise les disruptions… En janvier 2020, donc, le quotidien belge néerlando phone De Morgen publiait une interview de l’écrivain et essayiste suisse Rolf Dobelli, à l’occasion de la publication en anglais de son ouvrage Stop reading the news1. Dobelli y expliquait froidement pour quoi, depuis dix ans, il ne lit plus les nouvelles et qu’il s’en porte mieux. Dans un entretien à un autre quotidien belge, De Tijd2, le même auteur insistait en déclarant qu’il se sentait plus heureux et plus concentré depuis qu’il ne suivait plus l’actualité.

Écoutons ses arguments: « Une dépendance à l’alcool détruit les relations, une dépendance aux nouvelles tue votre capacité de porter une attention permanente à quelque chose. Et c’est également une capacité précieuse. De moins en moins de gens réussissent à se concentrer sur la lecture de dix pages. Ils ne sont stimulés que par de courtes informations. En ce sens, l’actualité est à l’esprit ce que le sucre est au corps: savoureux, facile à digérer, mais extrêmement nocif à long terme.»

Insistant sur le fait que l’actualité n’était qu’une accumulation de catastrophes produisant des émotions toxiques, il ajoutait « les stimuli négatifs ont un effet direct sur le système nerveux, nous le savons

 

Qu’est ce qu’informer aujourd’hui? 

grâce à la théorie de l’évolution. Et la philosophie classique m’a enseigné que la bonne vie est une vie sans émotions toxiques. Dès que vous pouvez les bannir, les bonnes émotions viennent automatiquement.»

En janvier 2020 également, les lecteurs de la revue internationale en ligne Medium découvraient eux une chronique enlevée du jeune coach à la mode Ayodeji Awosika3 donnant la liste des « sept habitudes des gens super-inefficaces ». En tête de cette énumération, typique des textes de développement personnel, on lisait: « Quiconque déclare : “Je veux suivre l’actualité” est une personne inefficace – et mal informée en plus, tant ce qu’on appelle l’actualité est une intox de masse conçue pour désinformer. » Suivre l’actualité, selon ce dynamique consultant, distrait de ses objectifs personnels, n’apporte rien à sa vie, consomme de l’énergie en vain, rend irritable et déprimé… On l’aura compris, il est sur la même ligne que Dobelli.

Deux discours marginaux?
Ces discours ne sont pas nécessairement marginaux. Car, en ce même mois de janvier 2020, était publié la traditionnelle enquête annuelle La Croix – Kantar sur la confiance dans les médias. Or, dans ce trente-troisième baromètre, on pouvait voir nettement que l’intérêt des Français pour l’information a atteint, à la fin de 2019, son plus bas niveau historique.

Un an après l’émergence des « gilets jaunes », 71 % des Français n’avaient pas le sentiment que les médias rendent « mieux et davantage compte » de leurs préoccupations. Le niveau de confiance dans les médias a chuté à 24 %, le plus mauvais score en Europe, selon l’étude 2019 du Reuters Institute4. Le mouvement des « gilets jaunes » a été perçu pour certains comme un point de rupture entre journalistes et citoyens. Rappelons-nous: accusés de leur couper la parole, de trahir leurs motivations et de simplifier leurs opinions, des journalistes se sont même fait agresser physiquement, sur les ronds-points et dans les manifestations.

Plus généralement, pour rester sur les thématiques de Dobelli, 41 % des Français affirmaient leur désintérêt pour l’actualité. Il s’agit du chiffre le plus bas depuis la création du baromètre de La Croix : 28 % déclaraient s’intéresser « assez faiblement » aux nouvelles et 13 % « très faiblement ». Les jeunes (à 50 %), les femmes (53 %), les moins diplômés (54 %), les personnes engagées politiquement (48 %), mais aussi les ouvriers (53 %) ou les commerçants et artisans (53 %) s’isolent le plus du flux de l’information médiatique.

Quant à ceux qui suivent l’actualité, ils vivent un paradoxe que l’on retrouve chaque année dans l’enquête de La Croix : ils accèdent en priorité à l’information par la télévision (48 %, dont 65 % chez les plus âgés) et Internet (32 %), soit les deux médias… qu’ils jugent les moins crédibles! Si la radio recueille toujours le plus de confiance (50 %), la presse écrite est à 46 % et la télévision à 40 %, alors qu’Internet (23 %, contre 39 % en 2015) atteint en 2019 son plus bas niveau de crédibilité.

Certes, diront les optimistes, mais tout cela c’était « avant ». Avant la Covid-19, avant la pandémie qui a vu les citoyens se précipiter sur les chaînes d’info en continu, les réseaux sociaux et les sites d’actualités; des citoyens avides d’information, de statistiques, de témoignages, suivant passionnément les polémiques autour du confinement, de la chloroquine, des masques…

Sortir de l’infobésité (et de l’infodémie)
Oui, mais justement. Est-ce cela s’informer? La double pression de la menace invisible du virus et du confinement obligé a certes poussé de nombreux individus à se coller devant les écrans pour tenter d’y voir clair sur les mesures de protection, les prochaines étapes de la pandémie ou les pistes thérapeutiques. Mais, en cherchant ces informations de base, ils furent entraînés dans le flux incessant des statistiques rabâchées, des annonces contradictoires, des polémiques, des nouvelles anecdotiques et des opinions de pseudo-experts.

Ce cocktail, le sociologue des médias Denis Muzet l’avait appelé, en 2006, la « mal info »5, par analogie avec la « malbouffe » des fast foods et des grignotages permanents. Et elle conduit très logiquement à l’infobésité (ou surcharge informationnelle), un mal dont souffrent
5. D. Muzet, La mal info. Enquête sur des consommateurs de médias, Éditions de l’Aube, 2006. De nombreux consommateurs de médias pressés par le temps et frustrés en permanence, stressés par l’envie de connaître sans attendre la suite du feuilleton que les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux leur procurent sans cesse… en tissant des récits, des narrations express où l’on promet sans cesse de nouvelles explications et de
« vraies histoires » pour être en prise avec « ce qui se passe ». En ces temps où la transparence est obligée dans tous les domaines, de nombreux consommateurs d’actualité trouvent insupportable de ne pas connaître immédiatement la suite du feuilleton (d’ailleurs, même les séries, on les regarde désormais en continu, en « binge watching »).

Plus question d’attendre le prochain épisode. On veut savoir tout de suite si la cure à la chloroquine est efficace. On veut connaître immédiatement les alternatives à telle ou telle thérapie, l’origine du virus… Dans ces conditions, le temps de l’enquête journalistique comme ceux de la recherche et de l’analyse doivent être compressés. Et si l’on ne trouve pas la réponse sur le champ, le complotisme vient à la rescousse. La doctoresse Sylvie Briand, directrice du département « Épidémie et pandémie » de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a nommé cela « l’infodémie ». Ce besoin de savoir tout de suite, com biné à la méfiance des médias, fournit un bon terrain pour les explications complotistes: le virus vient d’un laboratoire secret, on empêche tel ou tel professeur de s’exprimer, etc.

Sur les mêmes chaînes, afin de maintenir l’audience en haleine, on multiplie les occasions de « clash » : chroniqueurs humoristiques agressifs, débatteurs excessifs, mélange sans vergogne d’actualité simplifiée, de commentaires outranciers et de grosse rigolade. C’est l’ère de l’infotainment, mélange de spectacle et de nouvelles sans autre finalité que celle des parts de marché.

Plus ou mieux informer?
Ces dérives expliquent les rapports conflictuels (et malsains) des citoyens au système médiatique. Comment alors sortir de ces multiples contradictions? Un livre récent donne quelques pistes. En octobre 2019, la journaliste et économiste Anne-Sophie Novel a publié un ouvrage essentiel pour comprendre l’évolution du lien du public aux médias, le rôle qu’ils jouent dans notre vision du monde et la façon dont ils nous permettent, ou non, d’être en prise avec le réel.

Cette solide enquête intitulée Les médias, le monde et nous6 explore sans concession les dérives de la course à l’info et à l’audience d’un côté, et la lassitude du « consommateur d’actu » de l’autre. S’appuyant sur la riche analogie entre s’informer et s’alimenter, l’auteure propose une diététique de l’information pour en finir avec la confusion qui règle dans la tête des citoyens. De quoi a-t-on vraiment besoin pour se nourrir correctement? Que veut-on exactement?
La grande consultation menée par le site Make.org et Reporters d’espoirs en 2019, sur le thème « comment les médias peuvent améliorer la société », fournit quelques réponses. Les citoyens veulent que l’information soit traitée de façon moins rapide et plus fouillée ; ils souhaitent davantage d’investigation, d’expertise et de pédagogie, moins d’éditorialisassions et plus de journalisme de solution. Et, bien entendu, ils souhaitent que l’indépendance financière et politique des médias soit assurée et transparente.

Cette grande consultation de 104 000 participants, rendue publique en octobre 20197, n’est cependant pas dénuée de controverses: les participants sont divisés sur des thèmes aussi fondamentaux que les subventions publiques aux médias, l’anonymat sur Inter net, le secret des sources ou la création d’un Conseil de l’ordre des journalistes. Rien n’est simple dans le rapport des citoyens aux médias. L’ambivalence entre demande d’information rapide et d’enquêtes fouillées, exigence de transparence totale et d’indépendance journalistique, est sans cesse présente.

Rebâtir la confiance dans une profession
Il s’agit à la fois d’assainir les relations aux médias… et de rebâtir la confiance dans les journalistes. Insistons sur ce point: les critiques que les citoyens adressent aux médias en général concernent tout autant la profession de journaliste, dont ils estiment en majorité qu’ils ne sont pas assez indépendants, trop idéologues, connivents, superficiels et qu’ils ne suivent pas assez leurs dossiers 8. Lors de mes différentes interventions devant des étudiants en journalisme9, je commence toujours mon propos en rappelant la faible confiance des citoyens dans notre profession, afin de provoquer chez ces étudiants une saine réaction. Selon l’étude internationale Ipsos – Mori publiée en septembre 201910, par exemple, la profession de jour
naliste n’est considérée comme digne de confiance que par 21 % de la population, juste devant celle de banquier (20 %), certes loin devant les politiciens (9 %)… mais loin derrière les scientifiques (60 %) qui viennent en tête. Et, selon d’autres études françaises, les journalistes côtoient plutôt les agents immobiliers dans la tranche des 20 % de taux de confiance…

On connaît assez bien les différentes sources de cette méfiance. Il faut les regarder en face, au moins les trois principales. Tout d’abord, depuis la généralisation de l’Internet 2.0, les citoyens ont l’impression d’avoir accès directement à des quantités infinies d’informations. Une partie d’entre eux, certes, font confiance aux médias pour trier (et hiérarchiser) ces flux et les valider; mais nombreux sont ceux qui estiment qu’ils peuvent se passer des journalistes… surtout s’ils choisissent les informations qui confirment ce qu’ils pensent déjà. Les biais cognitifs, et en particulier le biais de confirmation, semblent fournir la toile de fond du paysage informationnel numérique. La multiplication des infox (fake news) est la contrepartie de ces tendances mais, là aussi, les journalistes sont montrés du doigt comme propagateurs de fausses nouvelles. Même s’ils déploient beau coup d’énergie à combattre les infox (fact-checking, désintox, etc.), ils semblent surtout ne convaincre que les convaincus…

Deuxième facteur de méfiance : la couverture discutée de certains événements – les manifestations de « gilets jaunes » notamment – a creusé le fossé entre une partie de la population et les journalistes, en particulier les plus visibles d’entre eux, les éditorialistes de plateaux télévisés considérés comme surplombants et peu fiables. On le sait, pour la majorité des citoyens, le mot « journaliste » est avant tout associé aux présentateurs de journaux radios ou télévisés et à la kyrielle de chroniqueurs, polémistes et éditorialistes émettant leurs opinions, points de vue et commentaires à jet continu. Ces deux types de métiers. Rappelons qu’il existe plus d’une trentaine d’écoles de journalisme en France dont quatorze reconnues par la profession font certes partie de la catégorie professionnelle dont nous parlons, mais n’en représentent que l’infime minorité et ne sont pas celle qui, à proprement parler, produit de l’information.

Troisième facteur de méfiance, l’accélération du flux d’information conduit à des accidents graves qui abîment encore l’image de la profession. L’épisode du 11 octobre 2019 autour de l’arrestation du « faux » Xavier Dupont de Ligonnès est, à cet égard, emblématique. Le manque de sérieux des vérifications a laissé des traces dans la mémoire collective (des lecteurs plus que des journalistes, semble-t-il). Il convient de considérer sans mauvaise foi – ni corporatisme – ces trois sources de défiance et de travailler pour prouver que la profession de journaliste peut être à la fois sérieuse et utile. Nous ne parlerons pas ici des solutions institutionnelles imaginées récemment, comme le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM)11, d’initiative gouvernementale et lancé en décembre 2019, mais des changements de fonds à opérer dans la manière de pratiquer la profession.

Curiosité et générosité
Qu’on me permette ici de partager directement mon expérience. Pour avoir, depuis trente ans, comme rédacteur en chef dans différents médias, recruté de nombreux journalistes, j’ai au fil du temps limité mes critères de sélection à deux éléments prioritaires: la curiosité et la générosité. J’en suis venu à penser qu’en combinant ces deux qualités dans une rédaction tout entière, on peut faire vivre un média qui saura attirer la confiance des citoyens et créer de la fidélité. Curiosité et générosité, véritablement mises en œuvre, produisent des attitudes et des comportements journalistiques qui créent un lien spécial entre leur média et les lecteurs, fait d’intérêt et de gratitude…

Il ne s’agit nullement de naïveté de ma part. Trouver et mettre en pratique ces qualités constitue plutôt une saine démarche professionnelle. Un retour nécessaire aux « fondamentaux ».

Bien sûr, je considère comme acquises les compétences de base, ou techniques: elles sont de mieux en mieux partagées au sein de ce métier. Les écoles forment les jeunes journalistes à la maîtrise de ces savoir-faire de base et à la polyvalence qui l’accompagne. Qu’est-ce qui fera alors la différence entre un bon et un moins bon journaliste ? La curiosité tout d’abord. Elle est naturelle chez le petit enfant, puis tend à s’émousser au fur et à mesure que l’éducation prend le dessus (« la curiosité est un vilain défaut »). L’art du questionnement naturel, sans frein, est délicat. On doit sans cesse le réapprendre, alors qu’il est constitutif de notre métier.

Il implique un degré important d’ouverture d’esprit, un minimum de préjugés et d’a priori idéologiques. Le bon journaliste possède cette capacité à questionner vrai ment, naturellement (sentir les questions que se posent les lecteurs), au-delà de l’énumération mécanique (qui, quand, quoi, où, com ment, etc.), à ne pas s’arrêter aux apparences, aux discours officiels ou à la réponse que l’on espérait avoir. (Combien de journalistes, audio visuels notamment, viennent chercher chez l’interviewé la réponse que leur rédacteur en chef a demandé d’aller chercher: « Trouve-moi quelqu’un qui dise ceci… ») La curiosité d’aller voir, sur le terrain (de « questionner le réel ») mais aussi en coulisse, vérifier et vérifier encore, tirer le fil même s’il n’y a pas d’enjeu crucial, même s’il s’agit de sujets ordinaires.

La curiosité journalistique implique un mélange de modestie et d’audace, à parts égales. Modestie de celui qui ne sait pas et le recon naît volontiers; audace d’aller chercher les réponses même quand ceux qui les détiennent ne veulent pas les donner. Modestie de se sen tir un maillon de la chaîne, pas plus (pas moins); audace de se placer souvent en position d’importun.

Au passage, cette curiosité concerne également le public auquel on s’adresse : savoir qui nous lit, nous regarde, nous accorde son atten tion et son temps, est une courtoisie minimale que l’on doit à son public. De même, la curiosité de comprendre ce que les lecteurs demandent et d’écouter leurs réactions est un prérequis du métier, me semble-t-il. Pour comprendre l’importance de la curiosité réelle comme moteur, il suffit d’observer ses contraires chez les journalistes blasés, désabusés ou idéologues. Ceux-là ont déjà « tout compris », ils ont des idées préconçues sur la plupart des sujets et ils estiment savoir avant d’aller voir. Ce qu’ils vont chercher (avec peu d’enthousiasme et peu d’énergie) consiste à confirmer ce qu’ils croient savoir. Que peut attendre un lecteur d’un tel journaliste ? Au mieux la confirmation de ce que lui, lecteur, pense déjà (on entend trop souvent qualifié de « bon » journaliste celui qui dit seulement ce qu’on a envie d’en tendre)… au pire, un service minimum, un bruit de fond, une vague narration que, faute de mieux, on appellera l’actualité.

La générosité est l’autre pilier du journalisme solide. Le journaliste généreux veut partager avec un lecteur, un internaute, un public ce qu’il a trouvé, ce qu’il a vu, ce qu’il a compris. Il va faire en sorte que ce partage soit à la fois accessible, efficace et, pourquoi pas, utile. Nous y reviendrons. On parle alors de cette envie de partager, vrai ment et avec enthousiasme, ce que l’on a trouvé, recueilli, construit, enquêté et édité. Être généreux, c’est sortir de l’entre-soi, de la connivence : je n’écris pas pour me faire « bien voir » de mes sources, me faire valoir auprès des puissants, pour ma propre gloriole, pour avoir l’air intelligent à l’écran, j’écris pour l’autre (que j’ai voulu connaître, voir plus haut…). Je raconte, comme autour d’une table, le plus naturellement possible.

Raconter, sans surplomb, être avec le lecteur ou l’internaute, sans démagogie, mais honnêtement… Voilà un savoir-faire à maîtriser aujourd’hui plus que jamais. Quel vecteur choisir, quelle forme privilégier pour que ce que j’ai à partager le soit le plus efficacement possible ? Vers un public collégien, j’utiliserai telle technologie ; pour les cadres, tel réseau; pour un lecteur senior, je choisirai telle forme, etc. La générosité, c’est vouloir être sûr que ce qu’on partage soit bien reçu. La générosité en journalisme, c’est aussi vouloir donner de l’intéressant et de l’utile. Toujours plus.

Au fil des lignes qui précédent nous voyons émerger, en filigrane, une conception de l’information différente du seul « robinet à actualité » que critiquent Dobelli et les critiques du système « politico-médiatique ». L’information pourrait devenir une sorte de bien commun destiné à rendre plus fluide la vie en société, d’apporter des éclairages et décryptages permettant de mieux « être au monde », de s’y sentir partie prenante.

C’est dans le droit fil de cette approche, d’une information d’intérêt général, que l’on peut situer, d’une part, les nouvelles formes de journalisme d’investigation12 et, d’autre part, l’une des tendances fortes de ces dernières années: le journalisme de solution.

Qu’est ce qu’informer aujourd’hui? La solution est elle une solution?

Revenons au début de notre propos et écoutons la rumeur: les médias sont-ils catastrophistes, anxiogènes, nous rendent-ils para noïaques? Pourquoi les médias ne traitent-ils pas de l’essentiel et, en même temps, ne donnent que des mauvaises nouvelles, de guerres et de crises, de faits divers, de plans sociaux, d’effondrement de la planète, etc.? Le journalisme de solution13 est apparu dans les années 2000, à la fois aux États-Unis et en Europe, comme une réponse à l’espèce d’étouffement que les lecteurs ressentent face à l’énormité des défis planétaires, des guerres et des crises décrites adnauseam dans les médias. (Que puis-je y faire ? À quoi bon?)

Certains journalistes ont décidé de « couvrir » des initiatives porteuses de solutions, des « bonnes pratiques » vérifiées, testées, pérennes et reproductibles (chaque mot est important). Ne nous y trompons pas, ce n’est pas de la communication de « bonnes nouvelles », il s’agit bien de véritable journalisme. Curiosité et générosité y sont particulièrement à l’œuvre : il faut trouver ces projets, aller les voir, enquêter sur eux, les confronter aux regards des experts, mesurer leur impact, puis les raconter au mieux. Dans tout cela, on trouve ce qui fait l’essentiel du journalisme aujourd’hui: il y faut des professionnels vrai ment ouverts, agiles et ayant envie de mettre à la disposition du public une information à forte valeur ajoutée.

Notons que le journalisme de solution n’est pas une démarche naturelle dans notre pays. Nous sommes en France très doués pour l’analyse des problèmes, la mise en perspective des crises, les articles définitifs sur le scandale de ceci ou les malversations de cela. Mais nous sommes paradoxalement assez peu outillés pour la démarche modeste qui consiste à trouver des projets de terrain, des acteurs innovants et sérieux, évaluer ces projets et les raconter le plus simple ment possible. Rien de très spectaculaire là-dedans, il est vrai… sauf que, c’est utile et mobilisateur.

Pendant la première vague de la pandémie de Covid-19, le réseau international du Solutions Journalism Network14 a ainsi développé de nombreux outils pour aider les journalistes dans cette démarche. Ces techniques répondent à des interrogations de base : quelles questions se poser? Où chercher? Quelles sont les bonnes pratiques développées ces dernières semaines par différents médias? Comment éviter les écueils de l’info positive, et quels sont les standards à respecter?

Il s’agit sans doute d’un retour à des pratiques journalistiques traditionnelles et un peu oubliées au milieu des mutations profondes que connaissent les médias depuis la fin du XXe siècle. Mais ce sont des pratiques qui permettent aussi de présenter la vie de porteurs de pro jets et de traiter de sujets « concernant » et constructifs15, même quand ils sont lointains.

Le journalisme de solutions n’est pas la panacée. Il est cependant emblématique de la reconquête possible de la confiance dans le journalisme, un des éléments fondateurs d’un renouveau des médias. Ils deviennent ainsi des vecteurs de diffusion de pratiques porteuses d’espoir. Ils y gagnent en proximité, en impact, bref en utilité.

Concluons sur ce point: on pourrait imaginer que le système d’information, très marqué par le politique, suive aussi des règles plus « sociétales ». Qu’il existe à côté de la couverture de l’actualité une production d’informations plus calmes, moins chaudes… mais vraiment utiles et d’intérêt collectif. La curiosité et la générosité pour raient s’appliquer pleinement dans la production et la diffusion de telles informations qui visent à aider la société à relever les grands défis actuels (les Objectifs du développement durable de l’ONU, par exemple). Des initiatives émergent en ce sens16. Le débat citoyen autour de cette question ne fait que commencer.

Didier POURQUERY
Retrouvez le dossier «Modes de vie»

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