Emmanuel Mbarga est l’auteur de « Sur le chemin de l’intégration : Comprendre la Zone de libre-échange continentale africaine ». À la faveur de la récente cérémonie de dédicace de cet ouvrage à Yaoundé, le principal Officer et regional Adviser central Africa au secrétariat de la Zlecaf prête son expertise au journal Intégration. Tout ce qu’il faut savoir de la Zlecaf deux années après son opérationnalisation, les atouts et les faiblesses de l’Afrique centrale, ainsi que les défis immédiats qui interpellent encore son institution sont évoqués dans cette interview exclusive. Lire le zoom.
Vous venez de procéder à la dédicace de votre ouvrage deux ans après le lancement officiel des échanges dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Quel bilan général faites-vous pour cette courte période d’opérationnalisation ?
Je voudrais vous demander pour cette opportunité que vous m’offrez aujourd’hui pour donner un certain nombre d’informations à vos lecteurs sur cet important projet panafricain qu’est la ZLECAf, après la sortie de mon livre intitulé «SUR LE CHEMIN DE L « INTÉGRATION : Comprendre la Zone de libre-échange continentale africaine ».
Et pour répondre directement à votre question, je dirais que le bilan général est positif. Cinquante-quatre pays membres sur les cinquante-cinq que compte l’Union africaine (UA) ont proclamé leur intention d’adhérer au processus en signant l’Accord. Quarante-quatre pays membres l’ont déposé et ont déposé leurs instruments de ratification auprès du président de la Commission de l’Union africaine à Addis-Abeba. C’est dire qu’ils sont aujourd’hui des États Parties à part entière à l’Accord qui se sont engagés, par cet acte, à le mettre en œuvre.
Et, le 7 octobre 2022, le Conseil des ministres de la ZLECAf a demandé à Accra le lancement du commerce préférentiel à travers l’Initiative du Commerce Guidé du Secrétariat. Je précise que le commerce préférentiel est celui-là qui se fait avec les règles, les procédures, y compris les documents commerciaux de la ZLECAf. C’est le commerce qui intègre en particulier la baisse des tarifs douaniers telle qu’énoncée dans les modalités de démantèlement tarifaire adoptées par les chefs d’État africains. Cette initiative a connu la participation de sept pays appartenant aux cinq Régions de l’Afrique : le Cameroun, le Ghana, Maurice, le Kenya, le Rwanda, l’Egypte et la Tanzanie. On a dû dénombrer à cette occasion quatre-vingt-treize opérations commerciales à l’import et à l’C’est la preuve que le commerce inter-régional préférentiel se fait déjà et que le cadre juridique continental mis en place fonctionne. La preuve en est donnée là que la ZLECAf est désormais opérationnelle.
L’Afrique centrale, votre zone de compétence, affûte ses armes. On parle ici de Made in Cameroon, là de Made in Cemac, là encore de Made in Central Africa. Seulement, l’impression que l’on a, est que les pays de la sous-région vont à la Zlecaf en rangs dispersés ou à tout le moins de manière désordonnée. Votre conférence ?
C’est juste une impression qui n’est pas conforme à la réalité. Pour preuve, au titre de la mise en œuvre de l’Accord, les six pays membres de l’union douanière Cemac (Cameroun, Congo, Gabon, Guinée Equatoriale, RCA et Tchad) ont présenté une offre commune d’accès au marché à la fois pour ce qui est du commerce des marchandises mais aussi sur le commerce des services.Toujours dans ce domaine, l’idée de l’élaboration d’une sous-régionale (au niveau de la Cemac) et même régionale (au niveau de la CEEAC) est en train d’être discutée en stratégie. Vous voyez qu’on ne sépare pas la mise en œuvre de la ZLECAf du développement de l’intégration régionale. Il convient de rappeler à ce sujet que les Communautés Economiques Régionales sont des piliers de la ZLECAf, qui prend elle-même en compte les acquis régionaux en matière d’intégration économique.
Parmi plusieurs problématiques, la Zlecaf soulève aussi la question de l’option philosophique à retenir en matière d’intégration. Les pères fondateurs de l’OUA ont préféré à l’approche globale, une approche plus calculée devant se situer à l’échelle des ensembles sous-régionaux. Or, il se trouve que l’Afrique centrale passe encore pour être la région la moins intégrée du continent (Seulement 3 % d’échanges intracommunautaires). D’abord, en quoi l’intégration sous-régionale favorise-t-elle l’entrée ou l’arrivée sur ce grand marché continental ?
L’intégration économique est considérée ici comme la facilité avec laquelle les biens, les services, les hommes et les capitaux circulent dans une communauté donnée.La ZLECAf étant une intégration pour le commerce des marchandises, le commerce des services et les investissements au niveau continental, il est permis de penser que ceux des pays qui sont plus avancés au niveau sous-régional ou régional s’adapteront plus facilement que les autres . Dans les faits, chacune des huit communautés économiques régionales reconnues par l’Union africaine arrivent au niveau continental avec ses forces et faiblesses, en un mot avec son niveau d’intégration.
On vivra donc le rendez-vous du donner et du recevoir. Est-ce pour autant que les Régions comme celles de l’Afrique centrale, relativement arriérées par rapport aux autres, doivent se sentir frustrées ? Que non ! l’Accord a prévu de gérer ces vecteurs de développement. C’est ce qu’on appelle le «Traitement Spécial et Différencié». L’Afrique centrale compte précisément sur ces spécificités de l’Accord pour booster son intégration à l’interne et rattraper les autres. En prenant en compte le champ d’application de l’Accord, nous pensons que les effets positifs du marché panafricain seront très rapidement visibles en Afrique centrale et vont certainement impacter positivement le quotidien des populations de nos pays.
Quels sont ensuite les leviers à actionner rapidement pour sinon combler l’écart, du moins éviter de se faire distancer par les autres espaces sous-régionaux ?
Comme leviers, il faut citer en premier lieu les barrières non tarifaires telles que les obstacles techniques au commerce, les mesures sanitaires et phytosanitaires, les mesures de facilitation des échanges, en l’occurrence les tracasseries le long des couloirs de circulation des marchandises, etc. D’autres problèmes à résoudre portent sur les infrastructures, la capacité à produire en quantité et en qualité, la capacité à exporter, le financement du commerce et j’en passe. Toutes choses devant être prises en compte dans le cadre de la mise en œuvre des stratégies nationales et régionales de la ZLECAf.
Vous qui avez certainement des données là-dessus, quels sont les produits de la sous-région Afrique centrale qui dominent actuellement le marché africain, ou au moins, se vendent bien dans d’autres régions ?
Il faut de prime à bord signaler que le commerce entre l’Afrique centrale et le reste de l’Afrique n’est pas très développé à cause des problèmes sus-évoqués. Mais le potentiel existe. Parmi les produits en vue, on peut citer l’agroalimentaire qui est un secteur pour lequel notre région a un gros avantage comparatif. On devrait ajouter les produits de l’artisanat, du cosmétique, de l’industrie de la savonnerie qui incluent l’huile de palme comme matière première, de la papeterie, de l’industrie de l’aluminium, etc.
À côté du commerce des marchandises, il y a évidemment le commerce des services avec les services financiers (banques et assurances), les services de tourisme et de voyage (hôtellerie et autre), les services fournis aux entreprises (services juridiques, services comptables, services d’architecture et services d’ingénierie, etc.), les services récréatifs, culturels et sportifs, les services de transport, les services de communication et bien d’autres.
Quelles sont en la matière les perspectives ?
Les perspectives ne peuvent être que bonnes dans la mesure où la taille du marché s’agrandit avec la réduction des barrières tarifaires et non tarifaires qui a commencé. D’un autre côté, le marché des biens a été presque totalement libéralisé avec une ouverture de 97% contre uniquement 3% d’exclusion. Si on veut faire la comparaison avec l’APE que le Cameroun met en œuvre avec l’Union européenne, le taux de remboursement y est de 80 %.
Bien plus, le champ d’application de l’Accord est aussi très vaste avec le commerce des marchandises, le commerce des services, les investissements, la politique de concurrence, les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, le commerce électronique, les femmes et les jeunes dans le commerce. Voilà les domaines d’intervention de l’Accord portant la création de la ZLECAf. Chaque pays peut y trouver son compte.
En Afrique centrale, le Cameroun semble être mieux armé que ses voisins en termes de diversification de sa production. Il totalise actuellement le plus grand nombre de produits labellisés Cemac. En quoi est-ce un avantage ? Que gagnent vraiment le Cameroun et les producteurs camerounais dans cette configuration ?
Il convient de rappeler que bien que jouant de manière solidaire, c’est chaque pays qui fera de manière individuelle ses opérations d’exportation et d’importation sur ce marché qui s’ouvre. Vous faites bien de dire que le Cameroun a plus de produits labellisés Cemac que tous les autres pays réunis. Cette situation lui donne un avantage dans la mesure où ces produits « Made in Cemac » seront plus facilement acceptés comme du « Made in ZLECAf ». Je voudrais parler ici des règles d’origine qui remplissent les critères retenus pour qu’un produit puisse bénéficier de la préférence commerciale au sein de la ZLECAf, c’est-à-dire qu’il puisse librement circuler sans payer les droits de douane .
Sur un autre plan, le Cameroun possède l’économie la plus robuste parce que la plus diversifiée de la Cemac et cela entraîne aussi davantage d’opportunités et ou de potentiels potentiels en matière de développement des exportations.
Qui dit avantage, dit également inconvénient pour les autres. Quel intérêt ont au final les petits pays (par la production) de la Cemac ou de la CEEAC, à aller vers le Made in central Africa dans un premier temps, et vers la Zlecaf dans un second temps ?
L’avantage est double en réalité pour tout pays qui adhère à une Communauté Economique Régionale ou à la ZLECAf. Il y a d’abord un avantage sur le plan de développement des exportations, le marché qui s’ouvre étant plus vaste que le marché national, qui est lui-même moins consistant que le marché sous-régional ou régional. Pour la ZLECAf par exemple, on parle là d’un marché de proximité de cinquante-cinq pays, de l’ordre de 1,3 milliard de consommateurs, dont l’équivalent est celui de la Chine ou de l’Inde.
Est-ce pour autant que les Régions comme celles de l’Afrique centrale, relativement arriérées par rapport aux autres, doivent se sentir frustrées ? Que non ! l’Accord a prévu de gérer ces vecteurs de développement. C’est ce qu’on appelle le «Traitement Spécial et Différencié». L’Afrique centrale compte précisément sur ces spécificités de l’Accord pour booster son intégration à l’interne et rattraper les autres.
Au plan des importations, il y a la possibilité d’importer à bas coûts, c’est-à-dire bon marché avec pour conséquence de réduire le déficit de la balance commerciale et d’économiser les appareils.
L’autre opportunité à saisir est celle de l’augmentation de la production par le développement des chaînes de valeur, les matières premières importées étant dans ce cas déchargées des droits de douane.
Les pays du continent africain en général et de la sous-région en particulier, présentent la particularité de proposer souvent les mêmes produits. Plusieurs institutions à l’étape du CEA envisagent pour y traiter, la création des chaînes de valeur adossées sur l’industrialisation. Est-ce que cela a pour vous un sens ? Et comment de façon concrète cela devrait-il s’opérer ?
Cette question a toute sa pertinence parce qu’essentielle dans la mise en œuvre de la ZLECAf et relativement à ses contenus. Mais je dois dire tout de suite que le problème réside davantage sur la nature des produits fabriqués. Nos produits expliquent le problème parce que ce sont des matières premières. La fève de cacao du Cameroun sera par exemple la même que celle du Gabon ; mais les types de chocolat fabriqués ici ou là auront des marques différentes. Il en sera ainsi pour la même essence du bois prise en RCA ou au Congo.
La France, l’Allemagne et l’Italie produisent par exemple toutes les voitures, mais le premier produit la marque Renault, la deuxième la BMW et la troisième la Ferrari. Le Kilogramme de cacao sera fixé au même prix au niveau international, mais il va être difficile de fixer le même prix de vente pour ces trois voitures de marques différentes. Les bourses existent pour les matières premières aux fins d’harmonisation des prix et non pour les produits transformés ou manufacturés. Le problème est donc effectivement celui de la transformation.
La diversification qui passe par l’industrialisation est effectivement la solution. Pour y arriver, cela passe par la définition des politiques régionales adaptées et le partage des tâches par pays. C’est pour cela qu’il serait indiqué de recommander, à côté des stratégies nationales, l’élaboration des stratégies régionales de mise en œuvre de la ZLECAf, qui définiraient notamment la répartition spatiale des structures de production à mettre en place au regard des objectifs régionaux à atteindre.
La règle de l’Origine, élément important dans la création des chaînes de valeurs, est également présentée comme une soupape de sécurité et une garantie. Mais pour qui et comment ? En quoi est-ce nécessaire que cette question soit aussi préalablement avancée ?
Il faudrait repréciser que la règle d’origine définit les critères qu’il faut respecter un produit pour qu’il bénéficie des préférences commerciales de la zone de libre-échange. Un produit qui ne respecte pas la règle d’origine peut être exporté, mais ne bénéficie pas de la baisse du droit de douane. L’on peut donc imaginer qu’il n’y a pas d’Accord de libre-échange sans règle d’origine. Le document sur les règles d’origine, en définissant les critères d’éligibilité des produits aux préférences commerciales, indique implicitement ceux des produits qui en seront exclus. La règle d’origine constitue en conséquence une mesure de sécurité pour que seuls par exemple les produits suffisamment ouvrés ou incorporés suffisamment de valeur ajoutée locale soient désignés comme « originaires ». Ça nous évite, et c’est un exemple,
La règle d’origine est enfin un instrument d’attrait des investissements directs étrangers sur le continent. Ceux des investisseurs étrangers qui bénéficieraient des avantages du marché africain pourraient venir s’installer en Afrique et produire sur place des produits dits « originaires ».
L’idée d’avoir des champions nationaux voire sous-régionaux, vous séduit-elle ? Quels sont les critères qui devraient alors entrer en ligne de compte ?
L’idée des champions nationaux ou sous-régionaux est effectivement sensée dans la mesure où ces entreprises sont aptes à booster la production et à renforcer le volume des exportations à ces deux niveaux. Les critères ici supposés être ceux de création de valeur ajoutée, d’exportation des manufacturés, de création d’emplois et de développement de pôles ou de concurrents régionaux. Ces entreprises auraient alors signé des contrats de performance autour de ces objectifs définis en vue de favoriser les effets multiplicateurs de création de richesses nationales ou régionales.
En tant qu’acteur de la consolidation de la Zlecaf, êtes-vous à votre aise avec des concepts tels que le patriotisme économique ou l’import-substitution ?Ou les considérez-vous comme des obstacles ?
En tant qu’acteur, je pense que ces concepts peuvent aussi être portés et implémentés au niveau continental. On dirait alors : « Je suis Africain, donc je consomme en priorité africain et l’Afrique doit produire en priorité ce qu’elle consomme et consomme ce qu’elle produit ». C’est aussi ce à quoi devrait servir la ZLECAf. Il n’est pas normal par exemple que l’Afrique continue de dépendre du blé venu d’ailleurs alors que le continent a du potentiel et que des ressources en matière d’exportation existent en terme de demande. Je plaide pour le « patriotisme économique continental » qu’on peut encore appeler du « panafricanisme économique ».
Quels sont les chantiers immédiats de votre structure ?
Le premier chantier est celui de la finalisation des négociations. Pour la première phase, il y a encore des domaines tels que les règles d’origine conclues à hauteur de 88,7 % (il reste essentiellement les automobiles et le textile), le commerce des services, le traitement des produits issus des Zones Economiques Spéciales, ainsi que le traitement des industries naissantes.
Pour la seconde phase, il y a l’élaboration des protocoles sur le commerce électronique, les femmes et les jeunes dans le commerce et les éléments complémentaires des protocoles sur la politique de concurrence, les investissements et la propriété intellectuelle qui ont été adoptés au mois d ‘octobre 2022 à Libreville.
Il faut de prime à bord signaler que le commerce entre l’Afrique centrale et le reste de l’Afrique n’est pas très développé à cause des problèmes sus-évoqués. Mais le potentiel existe. Parmi les produits en vue, on peut citer l’agroalimentaire qui est un secteur pour lequel notre région a un gros avantage comparatif. On devrait ajouter les produits de l’artisanat, du cosmétique, de l’industrie de la savonnerie qui inclut l’huile de palme comme matière première, de la papeterie, de l’industrie de l’aluminium, etc.
Pour la mise en œuvre de l’Accord, il s’agira de poursuivre l’initiative du commerce guidé avec les sept premiers pays et d’amener les autres États Parties à les rejoindre. L’idée ici est d’augmenter le volume du commerce préférentiel en Afrique.
Il s’agit enfin de compléter le nombre de signatures à cinquante-cinq et d’amener tous les pays signataires à ratifier l’Accord pour que la ZLECAf devienne définitivement cet instrument d’intégration inclusif, c’est-à-dire au bénéfice de tous les peuples de notre continent, sans exception.
Interview réalisée par
Théodore Ayissi Ayissi