Cameroun-Tchad : le torchon brûle

L’ambassadeur du Tchad au Cameroun est rappelé dans son pays depuis ce 20 avril 2023 pour consultation. La goutte d’eau qui fait déborder le vase est la cession à la Société nationale des Hydrocarbures (SNH) du Cameroun, de 10% du capital social de la Savannah Energy. Ndjamena a d’ores et déjà sollicité le report des réunions du Conseil d’administration et de l’Assemblée générale de la Cotco prévues ce 25 avril 2023.

Les présidents tchadien et camerounais

Savannah Energy! C’est le nom de la société britannique au cœur de la brouille diplomatique entre le Cameroun et le Tchad. Les tensions entre les deux pays «frères et amis» ont atteint leur paroxysme ce 20 avril 2023. Les termes du désaccord, à en croire la partie tchadienne, sont contenus dans un communiqué signé et lu à la télévision nationale tchadienne ce jeudi 20 avril par le Dr Gali Ngothe Gatta. Le secrétaire général de la présidence de la République du Tchad «informe l’opinion nationale et internationale de la persistance des différends qui se créent entre le Tchad et le Cameroun, notamment autour de la question de la prétendue acquisition des actifs de l’ex-Esso par la nébuleuse Savannah Energy». Et le haut commis de l’État d’annoncer que «le Tchad décide du rappel pour consultation de son ambassadeur auprès de la République du Cameroun».

À en croire le communiqué mentionné supra, la Société nationale des Hydrocarbures (SNH) du Cameroun est pour beaucoup dans la dégradation de la situation. La SNH est nommément citée dans le réquisitoire tchadien. Lequel l’accuse d’être la bénéficiaire d’une «cession par une filiale de Savannah Energy PLC, de 10% du capital social de Cameroon oil transportation Company SA ‘‘Cotco’’, en contradiction avec les conventions et les statuts de la Cotco», détaille le Dr Gali Ngothe Gatta. La part de Savannah Energy dans Cotco passe ainsi de 41,06% à seulement 31,06%. Aucune réaction officielle n’est jusqu’ici enregistrée de la part des autorités camerounaises.

Pipeline et SNH
L’aventure du pipeline Tchad-Cameroun vient de prendre fin pour Esso, ex-filiale du géant américain des hydrocarbures ExxonMobil. Son départ ouvre la voie à son remplacement. La Cotco et Totco, les deux propriétaires restants, ont également la possibilité de prétendre en priorité à l’acquisition des actifs de leur ancien associé. C’est alors qu’entre en scène Savannah Energy, un troisième larron. Ce n’est pas du goût des autorités tchadiennes. Et pour cause, «dès l’entame des discussions au sujet de la venue de cette société au Tchad, il est apparu que gravitaient derrière elle de nombreuses personnalités camerounaises et d’autres pays africains». Le Dr Gali Ngothe Gatta en veut pour preuve que ces personnalités «n’ont cessé d’interférer auprès des officiels tchadiens». Le Tchad a par ailleurs recensé de nombreux «agissements inamicaux et contraires à ses intérêts, posés par les représentants du Cameroun dans les conseils d’administration de la Cotco et Totco», déplore-t-il.

À ce stade cependant, Ndjamena privilégie encore les «canaux de communication existants entre les deux pays». Le secrétaire général de la présidence de la République précise que «plusieurs lettres de suite ont été adressées aux autorités camerounaises, lettres qui sont restées sans réponses». La donne change finalement pour le Tchad à partir du moment où ce pays «apprend par voie de presse ce 20 avril 2023» la signature de l’accord prévoyant une cession au profit de la SNH. Il ne fait aucun doute pour les autorités tchadiennes que cette démarche est en marge des dispositions en vigueur. Toutes choses qui les obligent «une fois de plus, à défendre les intérêts et la respectabilité du Tchad et à dénoncer les agissements du Cameroun et de ses représentants, qui mettent à mal les relations entre les deux pays».

Petronas
L’acte d’accusation se nourrit également du dossier Petronas. Du nom de l’affaire de l’acquisition par le Tchad des actifs de cette société pétrolière. Ndjamena assure avoir «déposé en accord avec cette dernière un dossier d’agrément en bonne et due forme auprès des services de la Concurrence de la Cemac, conformément à la réglementation communautaire en vigueur». Problème, «plus d’un mois après, seul Yaoundé n’a pas répondu aux lettres de demande d’avis de non-objection adressées par la Cemac à chaque ministre en charge du Commerce des pays membres». La réponse camerounaise se trouve en effet être une formalité indispensable «à la convocation de la Commission de la Concurrence qui devra statuer sur l’acquisition des actifs de Petronas», se plaint Ndjamena. Autant de charges à verser au dossier des tensions entre les deux pays.

Autre son de cloche
En attendant que Yaoundé s’exprime à son tour, une autre version de l’affaire fait déjà les choux gras de la presse. Elle donne un récapitulatif des principales dates à retenir. Pour au final établir que les accusations de Ndjamena contre le Cameroun sont infondées. Que disent ces informations, y compris celles relayées par des confrères tchadiens (LePaysTchad, notamment)? Elles assurent que «le 31 mai 2021, le président Mahamat Idriss Déby Itno a reçu Savannah et ExxonMobil en audience au Palais présidentiel et a donné son accord pour la vente en disant vouloir respecter la volonté de son défunt père le Maréchal Déby qui avait déjà donné le sien». C’était en «présence du ministre des Finances, Tahir; de Oumar Torbo, l’ancien ministre du Pétrole; de Moussa Kadam, l’ancien SGPR et de Abdelkerim Déby, l’ancien Dircaba». La précision de ces confrères vaut la peine.

Car «devant les conseillers nationaux ce 29 mars 2023, le ministre des Hydrocarbures et de l’Énergie, Djerassem Le Bemadjiel, et son collègue des Finances, Tahir Hamid Nguilin, ont affirmé que les transactions entre Esso et Savannah se sont passées sans leur accord», apprend-on. Des déclarations qui ont notamment conforté la signature le 23 mars dernier par le président tchadien, du décret consacrant la nationalisation des actifs de Esso au Tchad. Alors que des sources confirment que leur rachat par Savannah est finalisé depuis le 9 décembre 2022. Et que ces personnalités tchadiennes étaient non seulement informées, mais elles étaient également parties prenantes à certaines cérémonies y relatives.

C’est le cas le 27 mai 2022. «Savannah signait ce jour-là un accord pour construire 500MW d’électricité solaire à Komé et Ndjamena avec le ministre Djerassem. Lequel a déclaré en présence notamment de l’ambassadeur britannique au Tchad que ‘‘nous sommes ravis qu’une entreprise britannique de premier plan telle que Savannah cherche à exploiter cette ressource pour fournir de l’électricité à grande échelle’’», confirment des tweets de la société britannique.

Les confrères tchadiens précisent par ailleurs que la cérémonie en question était précédée du franchissement d’au moins trois grandes étapes par Savannah. À savoir «l’annonce publique le 2 juin 2021 de la transaction entre ExxonMobil et elle; la visite officielle le 31 octobre de la même année par ses responsables des installations de Komé et du Pipeline au Cameroun; et l’annonce publique le 2 décembre 2021 de la signature du contrat de vente avec Esso». Plusieurs tweets publiés à chacune de ces étapes accréditent cette version.

Feuilleton judiciaire?
Le malaise diplomatique pourrait bien se transformer en feuilleton judiciaire. Le Tchad et Savannah Energy ont déjà annoncé leur intention de saisir les instances compétentes pour faire valoir leurs droits respectifs. L’un en fait une question de souveraineté et conteste la cession d’actifs à la SNH en raison de la nationalisation. Des sources proches du dossier rapportent d’ailleurs qu’une «correspondance a été adressée ce 19 avril 2023 à Roger Schaeffer, président du Conseil d’administration de la Cotco, par le ministre tchadien Djerassem Le Bemadjiel. À l’effet d’obtenir un report des deux réunions statutaires dudit Conseil et de l’Assemblée générale prévues ce 25 avril 2023».
Et l’autre remet en cause le bien-fondé, la légalité et la légitimité-même de cette nationalisation. Le Cameroun pour sa part est en embuscade. «En 2022, Cotco a transporté en moyenne 124kb/j de pétrole brut d’une valeur de 4,6 milliards de dollars au prix du Brent», disent certaines expertises. Autant dire que les enjeux sont énormes.

La méthode Mahamat Idriss Déby
Depuis l’ouverture de la transition au Tchad, c’est le deuxième incident diplomatique déjà porté à l’attention des opinions nationales et internationale. Le premier l’avait aussi été à l’initiative du chef de l’État tchadien. Mahamat Idriss Deby Itno n’avait pas hésité à contester au Cameroun la présidence de la Banque de développement des États de l’Afrique centrale (Bdeac). Des déclarations du ministre tchadien des Finances et du Budget avaient alors escorté cette réclamation jusqu’à Yaoundé. Sans produire l’effet escompté.

Théodore Ayissi Ayissi

Comprendre en 10 points les dessous de la crise diplomatique entre Yaoundé & N’Djamena sur fond de « bruits » de pétrole

1. Début des années 1990 d’importantes découvertes de pétrole sont faites au Tchad sur 3 champs au Sud du Tchad (Komé, Miandoum, Bolobo), essentiellement par la Major américaine du pétrole ESSO EXPLORATION INC et le Malaisien PETRONAS entre autres. Le Tchad étant un pays de « l’hinterland », c’est à dire sans accès au littoral, se pose immédiatement la question de l’évacuation de ce petrole pour que son exploitation soit rendue possible.

2. Juillet 1992, après avoir éliminé l’option d’évacuation par le Nigeria, plus coûteux et dont les oleaducs sont la proie des pirates et groupes rebelles, le Vice-Président de Esso Exploration Inc West Africa, arrive à Yaoundé et annonce aux autorités Camerounaises que son groupe se propose de construire un oléoduc ou pipeline pour l’évacuation de la production pétrolière du Tchad vers la côte Atlantique (Kribi précisément) à travers le territoire camerounais. Ce que le Cameroun accepte non seulement pour aider ce pays frère à profiter de son pays mais parce que lui mm y gagne de substantiels « royalties » en termes de droit de passage du brut Tchadien qui viendront s’ajouter aux gros investissements et milliers d’emplois directs et indirects générés par la construction de ce pipeline. Le tracé du pipeline porte sur 1080 kms dont 980 kms en territoire Camerounais.

3. L’annonce de la construction d’un pipeline depuis le Tchad et à travers le territoire Camerounais provoque une levée de bouclier et une opposition farouche des ONG de la protection de l’environnement au niveau international parce que le tracé du projet traversait une zone forestière riche en faune.

4. Après plus d’une décennie de batailles avec les mouvements écologiques, et d’études techniques et environnementales pour la validation du tracé du pipeline, les compagnies pétrolières réussissent à convaincre la Banque Mondiale d’entrer dans le financement du projet et d’apporter ses compétences en matière d’appui à la gouvernance. La construction du pipeline qui débute aux débuts années 2000 coûtera plus de 2,5 milliards de $, le plus gros investissement de cette nature jamais réalisé en Afrique subsaharienne. Les travaux de construction ont duré 3 ans (2000 – 2003).

5. Pour l’exploitation du pétrole Tchadien, la société Esso Exploration & Production Chad Inc. (EEPCI) est créée à partir d’un consortium composé de Exxon devenu entre-temps ExxonMobil (40%, opérateur), de ChevronTexaco (25%) et de la compagnie d’Etat Malaisienne Petronas (35%). Le Tchad a repris en 2014 les parts de Chevron Texaco dans le consortium.
Le contrat de partage de production sur 25 ans entre cette société et l’Etat du Tchad prévoyait 60% pour le Tchad et 40% pour EEPCI avec une estimation moyenne du prix du barril à 20 $.

6. Pour l’évacuation de la production du brut Tchadien via le pipeline Doba-Kribi, 2 structures de transport sont créées par ExxonMobil à savoir:
– TOTCO (Tchad Oil Transportation Company) qui gère la partie Tchadienne du pipeline
– COTCO (Cameroon Oil Transportation Company) pour la partie Camerounaise du pipeline et dans laquelle la SNH représente et défend les intérêts de l’Etat du Cameroun.

7. Début 2020, ExxonMobil et Petronas annoncent leur intention de vouloir quitter le projet d’exploitation du pétrole et de pipeline Tchado-Cameoun. ExxonMobil concrétise sa volonté de départ en cédant ses 40% d’actifs à la société Savannah Energy qui devient actionnaire des 2 structures de transport. Ses statuts lui permettant d’entrer jusqu’à 25% dans le capital des sociétés pétrolieres étrangères qui s’installent au Cameroun, la SNH acquiert 10% du capital de Savannah Energy. Le Cameroun est donc dans une logique et stratégie libérale en accord avec sa réglementation et la pratique des affaires dans ce milieu.

8. Or le Tchad (le nouveau pouvoir Deby Fils), pour les raisons propres à ses intérêts, est mécontent des conditions de cession des actifs de ExxonMobil et affiche une logique et une volonté de reprise de ces actifs par la nationalisation afin de devenir actionnaire majoritaire ou unique du nouvel opérateur appelé à exploiter et transporter son pétrole. D’autant plus qu’il soupçonne et accuse, à tort ou à raison, des intérêts privés Camerounais d’être derrière Savannah Energy.

9. Les 2 logiques (libérale et nationaliste) et engagent un bras de fer. La bataille se transporte à Paris sur le terrain de l’instance d’arbitrage de la Banque Mondiale. Le Tchad perd l’arbitrage face à Savannah en décembre dernier. Le Tchad ne s’avouant pas vaincu décide de recourir aux instances communautaires de la CEMAC pour obtenir une non objection à sa volonté de nationalisation. Le Cameroun refuse ou tarde à donner sa non objection en cohérence avec sa logique libérale.

10. La cession des 10% des actifs de Savannah Energy à la SNH, conforme à la réglementation, semble être du côté Tchadien la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le Tchad a décidé de passer en force sur la nationalisation et transformer cette « affaire d’affaires » en grave crise diplomatique par le rappel de son ambassadeur. Je vois plus dans cette décision, non pas comme le résultat d’une crise diplomatique profonde entre les 2 pays amis et frères, mais un moyen de faire régler cette affaire au plus haut niveau par le compromis politique et la raison d’Etat pour l’intérêt supérieur des 2 États. La brouille ou crise sera de courte durée.

Daniel Claude Abate
– Vice-Président Haut Conseil des Affaires CEEAC
– Ancien Area Manager ExxonMobil Centre-Sud-Est (2000-2005) en charge entre autres de la liaison et suivi avec les autorités du Cameroun durant la phase de construction du pipeline

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