Aide publique : De la tragédie à la farce

La grave crise que traverse le secteur de la presse privée invite à questionner les instruments de soutien inventés par la puissance publique et à mesurer leur efficacité.

La presse privée aboie et la caravane passe. Ce n’est pas juste une attaque de papier bancale tristement armée d’une formule éculée, ce sont les faits. La crise de langueur que connaissent, de longue date, les médias privés camerounais est rendue intenable par le cycle baissier. Le dernier en date , par son outrance, laisse transparaître le mépris pour la presse privée au Cameroun et l’envie de la garder dans une brumeuse galère. 120 millions ! De manière générale, pour le gouvernement, cet argent est censé financer les organes dont les dossiers (coûteux dans leur confection) avaient été validés.

Pour certains directeurs de publication et autres promoteurs de structures cybernétiques ou audiovisuelles, L’Histoire de la subvention de l’État se répète toujours. «Avant c’était sous forme de tragédie, cette année c’est sous forme de farce», peste Ambroise Manga, patron de l’hebdomadaire Leader Presse. Ce dernier dénonce la mise à disposition des fonds, d’un volume toujours modeste. «De même, ajoute-t-il, ce que le gouvernement donne n’a malheureusement pas permis une amélioration substantielle de la condition des médias privés».

De quoi s’interroger. Pour Jean-François Channon, peut-on véritablement affirmer que le gouvernement travaille pour consolider l’avenir de la presse privée? «L’exécutif a en échange demandé aux groupes de presse de réduire la précarisation des journalistes, est-ce possible à proprement parler dans les conditions actuelles ? Pourquoi vouloir nier à la presse privée locale la spécificité d’une forme de service public?», questionne encore le directeur de publication de Le Messager.

Ongoung Zong Bella

 

Dr Olivier Bilé

«Il est souhaitable que l’aide publique à la communication privée soit revue à la hausse»

L’enseignant de journalisme à l’Esstic, par ailleurs homme politique, fait une projection d’une dizaine d’années dans la pratique du journalisme au Cameroun et décrit à l’aune de sa grille d’appréciation, la profession dans les évolutions qu’elle aura connues.

 

Grâce à une concertation de dernière minute, le ministre de la Communication a réussi à éviter de justesse un mouvement d’humeur des patrons de presse réunis dans le cadre du REPAC. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Ce mouvement d’humeur des patrons de presse du Cameroun est tout à fait justifié. Parce qu’en effet, la situation économique de nos médias qui déjà n’était pas très reluisante, très folichonne, s’est davantage détériorée en raison de la persistance de la crise liée au phénomène Covid-19. L’activité générale qui connaît une situation de morosité impacte certes tous les secteurs, tous les pans de l’activité économique de notre pays, mais de manière assez singulière le monde de la presse. Parce que les activités publiques ont été considérablement restreintes et cela a évidemment pour effet de réduire les recettes économiques de ces médias-là. Je crois que cela vient soulever de manière encore plus pressante et cela pose avec une plus grande acuité, le problème de la viabilité économique de nos médias. C’est une problématique qui est fondamentale et que je crois les pouvoirs publics, en concertation avec les médias, devraient tenter d’adresser. Nous ne pouvons pas nous permettre cette espèce d’ultra libéralisme médiatique qui consiste à laisser créer des journaux chaque jour sans que l’on s’assure que ces journaux puissent avoir le minimum de viabilité économique.

Ce qu’il y a donc lieu de comprendre dans un premier temps, c’est que dans le contexte qui est celui que subissent ainsi nos médias et notre presse, il est tout à fait justifié comme on peut le voir à travers le monde, que l’État soutienne les entreprises de presse et notamment celles qui sont les plus sérieuses et les plus régulières du point de vue des publications. Il est souhaitable que l’aide publique à la communication privée soit revue à la hausse. Il est vrai que l’État lui-même n’est sans doute pas dans la position la plus confortable possible. Mais dans tous les cas, il y a sans doute un ensemble d’économies qui sont réalisées çà et là et il y a lieu de soutenir ces médias.

Au-delà de ce soutien, il me semble indispensable de reposer sur la table la problématique fondamentale de la viabilité économique de nos entreprises médiatiques et je pense que l’un des éléments de réglage de cette question essentielle, c’est la mise sur pied d’un cadre juridique imposant un niveau de capacités capitalistiques qui devraient être mobilisées par des acteurs pour pouvoir fonder un média. Cela pourrait également poser la problématique de la fusion pour ceux des médias qui ne pourraient pas mobiliser ce type de capital. Et il me semble qu’à partir de cela, on pourrait avoir des médias dotés de moyens financiers plus conséquents et en mesure de payer à la fois leur personnel, mais plus généralement, de pouvoir subvenir à l’ensemble de leurs charges.

Comment faire pour sortir les médias et la presse camerounaise de ce marasme?
En plus de ce que j’ai déjà mentionné plus haut, j’ajouterai que dans ce travail de régulation économique de l’accès à la création des médias au Cameroun, il me semble qu’il y a aussi aujourd’hui une exigence fondamentale que le Conseil national de la Communication s’inscrive dans un travail de régulation plus systématique. Qu’il ne soit plus simplement dans une logique du gendarme qui veille à ce que disent les uns et les autres par rapport au gouvernement. Il me semble que la régulation devrait s’inscrire dans une logique plus large pour régler les problèmes mentionnés plus haut. Et notamment les problèmes qui sont liés au tribalisme médiatique, l’autoritarisme médiatique d’un ensemble de patrons de presse, le black-out que certains médias peuvent exercer relativement à certains acteurs de notre scène, mais plus généralement, le respect de l’équilibre dans l’accès des forces vives du pays à ces médias-là. Je crois qu’il y a là un chantier absolument crucial et fondamental qui relève des prérogatives du Conseil national de la communication.

Et, enfin, comment entrevoyez-vous la profession de journaliste dans une dizaine d’années au Cameroun?
C’est une question de prospective qui me laisse simplement penser que dans une dizaine d’années, le journalisme au Cameroun se sera davantage libéré. Je crois que la liberté de la presse sera plus conséquente. Sans doute parce que je crois que les dynamiques sociopolitiques en vigueur auront connu des mutations assez considérables.

La deuxième chose que je peux dire, c’est que ce journalisme-là s’orientera davantage vers des dynamiques de spécialisation. Spécialisation dans l’utilisation même des outils technologiques. On va davantage s’acheminer vers des journalistes ayant des capacités de polyvalence à l’instar des JRI. Le numérique qui s’est imposé comme la technologie du futur est cet élément qui est de nature à favoriser ces types d’évolution incontestablement.

Donc, je vois davantage de polyvalence. Je vois aussi davantage de transversalité au niveau des supports. C’est-à-dire que nous aurons des journalistes qui vont davantage travailler sur les différents supports qui sont ceux de l’écrit, de l’audiovisuel et du monde cybernétique. Je vois donc une évolution plus forte vers les dynamiques cybernétiques, incontestablement, avec sans doute une multiplication assez poussée, assez considérable des sites d’information. Mais je pense aussi que les médias traditionnels ne vont pas disparaître pour autant. Ils vont continuer à faire leur travail, même si la convergence entre les différents modes de production de l’information et de service de l’information au récepteur, va connaître certainement une intensification significative.

Donc on peut considérer qu’au regard de toutes ces évolutions à la fois technologiques et sociopolitiques, que la pratique du journalisme au Cameroun demain, sera certainement plus exaltante qu’aujourd’hui, plus passionnante. Sans doute aussi parce que je crois que l’indispensable réflexion autour de la viabilité économique de nos médias aura été menée et que nous aurons à ce moment-là, à la faveur aussi d’une évolution plus vertueuse de notre économie, des acteurs journalistiques qui pourront s’exprimer de manière plus optimale, me semble-t-il.

Propos recueillis par
Théodore Ayissi Ayissi

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