Abandon des dépouilles : Le combat des corps et des cadavres

Dans les morgues du pays, la mort n’a plus de mots, mais il y en a pour rendre compte de l’état des lieux : «saturée, surpeuplée, dépassée». Pour les croque-morts, la nature ou les proches des personnes décédées demandent à ces dernières de solder les comptes des vivants.

119 corps. Des morts que personne ne réclame. Converti en communiqué dans le quotidien Cameroon Tribune (CT) du 5 janvier 2021, le cri macabre du Pr Pierre Joseph Fouda, le directeur de l’Hôpital central de Yaoundé (HCY), souligne une présence importante de dépouilles abandonnées par des familles dans les caisses de la morgue de cette structure sanitaire entre le 10 mars 2017 et le 29 septembre 2020. Déclinée en fichier majoritairement peuplé de X, la liste est insoutenable. Un cran au-dessus de ce dernier mot, il y a des anecdotes. Entendues ce 8 janvier 2021, quelques-unes sont bouleversantes ou glaçantes ; mais elles valent le coup. «Depuis bientôt 3 ans, Nolla Yetna vit ici avec nous. Il est le doyen de tous ceux qui vivent dans cette morgue. C’est la PJ (police judiciaire, NDLR) qui l’a amené ici un après-midi», explique Protais Nkoudou, l’un des préposés de service ce jour-là. «Avec lui, là-dedans, ajoute-t-il, il y a des gens qui ont perdu le sourire peut-être à cause de leur long séjour ici, et d’autres qui ont le visage toujours beau, apaisé et tranquille même si certaines de leurs parties sont abîmées. À la vérité, chacun là-bas dedans combat avec son propre corps et son propre cadavre à force de rester dans la glace».

Points
L’explication qu’il nous fournit montre que la forte présence des dépouilles abandonnées ici coïncide avec des points d’interrogation, d’exclamation ou de suspension. «Toujours, on se pose des questions. On est parfois étonné. Et on regarde simplement. On a ici des gens qu’on a assassinés, des malades mentaux, des personnes victimes de la justice populaire, des gens morts des suites d’un malaise subit dans la rue, des étrangers et aventuriers retrouvés morts et sans famille, des personnes sans pièce d’identité qui ont succombé à un accident de la voie publique et des gens morts dans d’autres hôpitaux et dont les proches ont disparu. Ce sont des femmes, des vieillards, des jeunes et des moins jeunes. Pour moi, tous ces gens sont en escale ; la nature ou leurs proches leur demandent de solder les comptes des vivants», renseigne-t-il, tout en évitant d’aborder le thème de l’entreposage.
En tout cas, ici à la morgue de l’HCY, la mort n’a pas de mots, mais il y en a pour rendre compte de l’état des lieux : «saturée, surpeuplée, dépassée». En termes de coûts, la conservation de cette «population» se révèle exorbitante. «Si on regarde le nombre de jours, nous sommes à 4234 jours. Si on prend la nuitée qui est de 7000 F et on la multiplie par 50000F environ, cela fait beaucoup», avise Dr Nalbert Tidianie, médecin-légiste approché par CT le 7 janvier dernier.

Causes
Toutefois, ce que raconte Protais Nkoudou sert de fil d’Ariane à une colère froide, accumulée, sûrement, le long de toutes ses années d’exercice dans plusieurs morgues du Cameroun. Inspiré par ses passages précédents à Douala, Bamenda et Mbalmayo, son récit, pris par n’importe quel bout, convoque plusieurs choses : les faits divers intrafamiliaux constitués de déchirements, entre proches, au moment de «s’approprier» leur mort ; les enquêtes policières ou encore des abandons simples. «Partout où je suis passé, les problèmes dans les familles polygamiques, certains corps qui attendent d’être autopsiés sur ordre de la justice, les factures très élevées pour certaines familles sont les principales causes de la surpopulation dans les morgues de ce pays», valide Protais Nkoudou. «Partout, appuie-t-il, c’est la même chose».

Lecture
Pour le sociologue Yves-Achille Ndzié, la situation est à lire suivant les codes d’une «société qui a réussi le paradoxe de figer la mort dans la vie des hôpitaux». Parmi les arguments que l’universitaire déploie, se trouve premièrement ce qu’il appelle «la tragédie de la culture hospitalière contemporaine». «Voyez-vous, insiste-t-il, l’argent est exigé dans tous les pavillons des hôpitaux, même à la morgue. Celle-ci est par ailleurs le terreau des différences sociales puisque vous avez des morgues plus chères que d’autres ; accessibles à une certaine catégorie de morts ou de familles. Les tarifs pratiqués varient d’un hôpital à l’autre pour une demande similaire. Ce grand écart tarifaire est dû non seulement à un florilège de prestations non obligatoires, mais aussi à des opérations aux prix disproportionnés».

L’autre pan de la réflexion de Yves-Achille Ndzié est davantage interpellateur. Selon lui, si la libération des espaces dans les morgues reste en amont des priorités des administrations hospitalières du pays, les chiffres sur des macchabées abandonnés sont suffisamment importants pour qu’ils nécessitent l’intervention ou le constat de toute la société.

Jean-René Meva’a Amougou

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