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Quand l’ONU se trompe de sujet

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Le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel, le Mozambicain Leonardo Santos Simão, a adressé hier une lettre de félicitations à Simone Ehivet pour « sa participation constructive et sa conduite patriotique exemplaire pendant l’élection présidentielle d’octobre ».

À première vue, le geste semble courtois, diplomatique, presque anodin. Mais, en réalité, ce genre de courrier ne mérite qu’un seul sort: être déchiré et jeté à la poubelle.

Pourquoi ? Parce que ce n’est pas cela le sujet. Le véritable sujet, celui que Simão se garde bien d’évoquer, c’est que le processus électoral ivoirien a été profondément vicié. Fichier électoral truffé de doublons, commission électorale indépendante outrageusement déséquilibrée, climat d’intimidation généralisé : tout a concouru à éloigner les électeurs et à discréditer le scrutin. Dans plusieurs localités, le vote n’a même pas pu se tenir, et pourtant, comme par magie, les autorités ont annoncé un taux de participation supérieur à 50 %. Simone Ehivet, candidate et témoin direct de ces irrégularités, les a dénoncées publiquement.

Qu’un représentant onusien, censé incarner la neutralité et la rigueur, fasse l’impasse totale sur ces faits graves pour se contenter de féliciter la « participation » d’une femme injustement marginalisée, c’est non seulement indécent, mais insultant pour la vérité. Cette lettre est le symbole d’une hypocrisie internationale devenue coutumière : celle qui préfère saluer la forme et ignorer le fond, féliciter la patience plutôt que défendre la justice.

Une ONU aveugle ou complice ?

Je ne sais pas quel accueil Simone Ehivet réservera à ce courrier. Pour ma part, je pense que nous devrions apprendre à ignorer tout ce qui vient de l’ONU — ses délégations, ses rapports, ses lettres de complaisance. Car cette organisation, qui se prétend gardienne de la paix mondiale, n’a jamais su résoudre valablement un seul des problèmes posés à la conscience de l’homme par le colonialisme, comme le rappelait Frantz Fanon.

Depuis sa création, l’Organisation des Nations unies s’est régulièrement alignée sur les puissances dominantes, légitimant des guerres injustes et des interventions étrangères destructrices. Fanon l’avait déjà dénoncé dans « Afrique Action » du 20 février 1961 : « Chaque fois qu’elle est intervenue, c’était pour venir concrètement au secours de la puissance colonialiste du pays oppresseur. » Rien n’a changé. Les mots de Fanon résonnent aujourd’hui avec la même force qu’hier, tant l’ONU continue de se montrer partiale, inefficace et soumise aux intérêts des grandes puissances.

Comment penser, un seul instant, que cette organisation, qui a installé Alassane Ouattara au pouvoir en 2011 avec l’appui des États-Unis, de la France, de l’Union européenne et de la CEDEAO, puisse aujourd’hui le sanctionner ou même le contredire ? L’ONU ne critique jamais ses créatures. Elle ne désavoue jamais ses choix, même lorsqu’ils plongent des nations entières dans le désordre et la division.

Dès lors, la lettre de félicitations adressée à Simone Ehivet n’est qu’un simulacre de diplomatie, un texte creux destiné à entretenir l’illusion d’un dialogue inclusif, tout en évitant soigneusement d’aborder les sujets qui fâchent. Derrière les formules polies et les louanges protocolaires, c’est le silence sur les irrégularités, le déni des violences, et l’oubli volontaire de la souffrance des électeurs.

L’amnésie morale de Leonardo Simão

Ce qui rend la situation encore plus affligeante, c’est qu’elle émane d’un homme qui devrait connaître le prix de la liberté. Leonardo Santos Simão est Mozambicain. Son pays, le Mozambique, a conquis son indépendance au terme d’une longue lutte armée menée par la FRELIMO et incarnée par Samora Machel, figure emblématique du combat anticolonial africain. Machel, comme Amílcar Cabral ou Agostinho Neto, croyait à une Afrique digne, debout, libérée de la tutelle des puissances étrangères.

Comment donc comprendre qu’un fils de cette histoire glorieuse, héritier d’un peuple qui s’est libéré dans le sang et la dignité, puisse aujourd’hui se mettre à la remorque d’une organisation partisane et inefficace ? Comment un Africain conscient du prix de la souveraineté peut-il se contenter d’un rôle de messager docile, au service d’une ONU qui n’a jamais défendu véritablement la cause africaine ?

En choisissant de féliciter Simone Ehivet sans mentionner les injustices qu’elle a subies, Simão trahit la mémoire de son propre peuple. Il trahit aussi l’esprit de Samora Machel, qui disait: « La solidarité ne signifie pas applaudir l’injustice, mais la dénoncer, même quand elle vient de nos amis. » Il aurait pu utiliser sa position pour attirer l’attention du monde sur les dysfonctionnements du processus électoral ivoirien, pour exiger des réformes, pour encourager une vraie réconciliation. Au lieu de cela, il a préféré la voie facile de la diplomatie creuse.

Notre vrai problème: la naïveté

Au fond, le problème n’est peut-être pas l’ONU elle-même. Le véritable problème, c’est notre propre naïveté, notre immaturité politique, notre incapacité à comprendre que personne ne viendra défendre nos intérêts à notre place. Nous continuons à attendre des solutions de l’extérieur, à espérer une parole salvatrice des chancelleries occidentales, à croire que les institutions internationales se soucient réellement de la démocratie en Afrique. C’est une illusion dangereuse.

L’histoire récente est pourtant claire: chaque fois que ces organisations sont intervenues sur le continent, elles l’ont fait pour défendre les intérêts des puissances dominantes, jamais ceux des peuples. Que ce soit en Libye, en Côte d’Ivoire, en République démocratique du Congo ou ailleurs, les conséquences de leurs « interventions humanitaires » ont toujours été le chaos, la division et la perte de souveraineté.

Nous devons donc apprendre à reprendre notre destin en main, à bâtir nos propres institutions de régulation, nos propres mécanismes d’observation électorale, nos propres modèles de gouvernance. Tant que nous continuerons à attendre la bénédiction ou la désapprobation de l’ONU, de la CEDEAO ou de l’Union européenne, nous resterons des peuples sous tutelle.

Se libérer de l’illusion

La lettre de Leonardo Simão à Simone Ehivet n’est pas un geste anodin. C’est le symbole d’un système international qui feint de promouvoir la démocratie tout en protégeant les régimes dociles. C’est aussi le miroir de notre propre faiblesse: celle d’espérer encore une reconnaissance venue d’ailleurs.

Fanon avait raison: l’ONU ne résout rien, elle entretient les déséquilibres. Elle ne libère pas, elle reconduit les dominations. Et si nous continuons à lui prêter une autorité morale qu’elle ne mérite plus, nous serons les complices de notre propre asservissement.

En définitive, la seule lettre qui mérite d’être écrite aujourd’hui, ce n’est pas celle de Simão à Simone Ehivet, mais celle des peuples africains à eux-mêmes — une lettre d’éveil, de maturité, de responsabilité. Nous devons cesser de chercher des félicitations dans les chancelleries étrangères et commencer à bâtir des institutions solides, justes, transparentes, à la hauteur de nos aspirations.

Car, tant que nous confierons notre destin à ceux qui nous ont dominés, nous resterons prisonniers de leurs félicitations hypocrites. Et tant que nous continuerons à espérer la justice des autres, nous ne connaîtrons jamais la nôtre.

Jean-Claude Djéréké

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