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Réformes fiscales: le match Modeste Mopa/Célestin Tawamba

Le directeur général des impôts est pressé par le FMI d’augmenter la pression fiscale chaque année de 1%. Mais ses mesures sont critiquées par le patronat qui l’accuse d’accroître la charge fiscale d’une seule catégorie de contribuables.

Modeste Mopa
Célestin Tawamba

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En ce 28 mai 2018, Modeste Mopa boit jusqu’à la lie le calice des critiques du patronat sur le système fiscal. Ce jour-là, le Groupement inter-patronal du Cameroun (Gicam) tient sa cérémonie de remise officielle de ses propositions de réformes du secteur au ministre des Finances (Minfi). Après la présentation du document, rapporte une source présente, le directeur général des impôts (DGI) demande à prendre la parole. Mais le Minfi coupe court sa tentative. Louis Paul Motaze enjoint son collaborateur de prendre note des remarques du patronat. C’est en quasi spectateur que  l’inspecteur principal des régies financières assiste à ce que son entourage considère comme «le procès de son action à la tête de la Direction générale des impôts», où certains n’hésitent plus à affirmer que «Célestin Tawamba veut la tête du boss».

Depuis son arrivée au sommet de l’exécutif du Gicam le 29 juin 2017, le président du groupe Cadyst Invest ne ménage pas le système fiscal camerounais. L’agro-industriel le considère comme l’un des «plus inéquitables» du monde. Il l’a notamment dit le 11 mai dernier lors de la présentation par le Fonds monétaire internationale (FMI) des perspectives économiques en Afrique subsaharienne. Dans son programme d’ajustement, le Cameroun s’est engagé à accroitre le taux annuel de pression fiscale en moyenne de 0,5% du produit intérieur brut (PIB) entre 2017 et 2019. A l’occasion, le FMI soutient pourtant qu’il est possible pour les pays de la région de l’élever annuellement de 1% du PIB sur les cinq prochaines années. «Il ne faut pas laisser croire un instant que nous allons à nouveau chercher les moyens de mettre plus de pression aux entreprises», réagit Célestin Tawamba à la recommandation de l’institution de Bretton Wood. «Nous sommes tous d’accord qu’il faudrait plus de recettes. Mais, c’est sur le comment que nous ne sommes pas d’accord», ajoute-t-il.

Griefs

Au Gicam, on défend l’idée qu’une baisse du taux d’imposition n’est pas incompatible avec l’objectif d’accroissement des recettes fiscales. Mais à en croire le patronat, la politique fiscale actuelle suivrait plutôt une logique inverse. Dans son discours du 28 mai dernier, le président du Gicam égraine donc les récriminations: «notre système fiscal reste redouté par les entreprises camerounaises du fait de sa complexité et de son caractère injuste». Bien plus, poursuit-il, «pour certaines entreprises, notre fiscalité est devenue confiscatoire, et pour d’autres, elle s’est muée en véritable obstacle au développement». Pour illustrer les imperfections du système actuel, le patron des patrons rappelle par exemple au Minfi que «le nombre de réclamations contentieuses introduites par les contribuables devant l’administration fiscale est passé de 1442 à 2567 (+78%) sur la période 2014-2015 pour un montant des impositions contestées qui a plus que doublé, passant de 112 à 255 milliards francs CFA».

Le président du groupe Cadyst Invest dénonce notamment le fait qu’au moment où les grandes entreprises voient leur chiffre d’affaires baissé de 15%, leurs charges fiscales, quant à elles, seraient en augmentation. Les grandes entreprises qui, selon le dernier recensement de l’Institut national de la statistique, représentent moins de 1,5% du parc, supporteraient à ce jour, à en croire le Gicam, 90% de la contribution des entreprises aux recettes fiscales. Cette pression se caractérise notamment, pointe Célestin Tawamba,  par la multiplication des taux des précomptes et des acomptes, et dans certains cas au doublement de ceux-ci ; le durcissement des conditions de déductibilité fiscale de certaines charges en matière d’impôt sur les sociétés ; l’instauration de multiple droits d’accises, d’une taxe spéciale sur le revenu et d’un droit d’enregistrement sur les marchés publics.

L’inspecteur des impôts, Symphorien Ndzana, est l’un des auteurs les plus prolifiques de ces dernières années sur la fiscalité. Il a notamment écrit «La fiscalité, levier pour l’émergence des pays africains de la zone franc : le cas du Cameroun» en 2015 et «Sauvons l’impôt pour préserver l’Etat» en 2018. Pour lui, l’impression de subir une forte pression fiscale vient du fait que «l’administration fiscale qui peine à fiscaliser le secteur informel (30% du PIB selon le FMI) s’adresse toujours aux mêmes contribuables».

Réplique

«La fraude fiscale peut être une autre explication de l’impression de pression fiscale que peut légitimement exposer la frange de la population fiscale conforme», répond pour sa part le DGI dans une interview au quotidien gouvernemental Cameroon tribune, édition du 25 janvier 2018. A en croire Modeste Mopa, «il faut la combattre vigoureusement afin d’édifier un système fiscal toujours plus juste». Sur cette question, on ignore ce que propose le Gicam, qui regroupe la quasi-totalité des filiales des multinationales souvent soupçonnées d’optimisation et même de fraude fiscale. On ne sait pas non plus ce qu’il préconise en ce qui concerne les «privilèges fiscaux légalement consacrés».

L’ancien conseiller en administration fiscale au FMI postule pourtant que le «mouvement de décrue des taux d’imposition», qu’il dit déjà amorcé notamment sur l’impôt sur les sociétés, la taxe spéciale sur les revenus et les droits d’enregistrement, «ne serait total que si le secteur privé acceptait de son côté de renoncer aux avantages fiscaux exorbitants qui amenuisent l’assiette fiscale». Le rapport sur les dépenses fiscales, joint à la loi de finances de 2018, montre en effet que les exonérations fiscales se sont chiffrées à 451 milliards de francs CFA en 2016, soit environ 20 % du total des recettes et 2,4 % du PIB. Dans ce montant, les recettes collectées par la Direction générale des impôts représentent 339 milliards (330 milliards pour la TVA et 9 milliards pour les droits d’assises), soit près de 1,8% du PIB. Pour accroitre chaque année la pression fiscale de 1% du PIB comme le recommande le FMI, le fisc pourrait dont ne pas toucher au taux d’imposition, mais réduire simplement lesdites exonérations. C’est ce que conseille d’ailleurs l’institution de Bretton Woods.

Nouveau paradigme

L’organisation patronale insiste de son côté sur un changement de paradigme en matière d’impôt sur les sociétés: «il s’agit de sortir du principe de fiscalisation sur le chiffre d’affaires pour revenir au principe et à l’orthodoxie de fiscalisation des entreprises sur le bénéfice», explique son président. En l’état actuel du modèle fiscal, ce changement aura pour conséquence de réduire d’environ 45 milliards francs CFA la charge fiscale des 2 000 entreprises du fichier de la DGI, échantillon de l’étude du Gicam. Pour compenser cette perte de recette pour l’Etat, le patronat propose non pas une réduction des exonérations fiscales, mais une restructuration du système de l’impôt libératoire, qui s’applique aux très petites entreprises. Selon ses calculs, cette réforme permettrait à l’Etat d’engranger des recettes supplémentaires de l’ordre de 65 milliards de francs CFA. Pour l’instant, c’est tout ce qui est connu des propositions de réforme remises à Louis Paul Motaze. Tout ce que consent à dire le Gicam est que la révision du système fiscal proposée va permettre d’élargir l’assiette fiscale, tout en préservant la poule aux œufs d’or que sont les entreprises. Célestin Tawamba soutient même que «le système fiscal aujourd’hui ne permet pas d’élargir l’assiette fiscale».

Dans cette interview accordée à Cameroon Tribune, Modeste Mopa place pourtant son action en cette année 2018 dans le sillage de la consolidation des acquis, estimant que les réformes entreprises ces dernières années «ont permis de réaliser les résultats positifs». Et d’argumenter: «A titre d’illustration, pour l’exercice 2017 qui vient de s’achever, dans un environnement particulièrement difficile, la DGI a collecté des recettes fiscales non pétrolières de 1734 milliards de francs CFA contre un objectif 1719 milliards de francs CFA». Le diplômé en administration publique de l’Ecole nationale d’administration de Paris continue: «L’administration fiscale de notre pays a ainsi réussi à dépasser les objectifs de collecte de recettes qui lui étaient assignés. C’est la traduction de la solidité de notre système fiscal».

Vrai indicateur

Pour nombre d’experts en fiscalité, cette ligne de défense du patron du fisc camerounais est peu convaincante. Pour eux, la performance d’une administration fiscale se mesure par le taux de la pression fiscale. En effet, la pression fiscale définit l’importance relative des prélèvements obligatoires dans l’économie nationale. Elle est une grandeur macroéconomique qui s’obtient en faisant un rapport entre le montant des prélèvements obligatoires et la richesse nationale. Une administration est donc efficace si elle arrive à collecter une part optimale de recettes en rapport avec la richesse nationale créée. Et pour l’instant, le Cameroun est encore loin des standards.

En 2015, le taux de pression fiscale (base recettes globales y compris cotisations sociales et recettes affectées) s’est situé à 16,3%. Un chiffre éloigné de la «moyenne Afrique (16)» qui est de 19,1%. Ce taux inférieur à celui du Rwanda (16,7%), du Niger (17%), de la Côte d’Ivoire (17,6%), du Kenya (18,4%), du Cap Vert (19,2%), du Sénégal (20,8%), du Togo (21,3%) a même encore baissé en 2016 pour atteindre 15,1%. Et l’objectif en 2017 était de le faire croitre de 0,4% et de 0,5% en 2018.

«Si on prend par exemple l’objectif des recettes de la loi de finances, le taux de pression fiscale serait en progression de 0 % par rapport au PIB alors que dans le programme, on envisageait une progression 0,5 point», relevait le 14 mai dernier Corinne Déléchat. Le chef de mission du FMI pour le Cameroun venait d’achever la deuxième revue d’évaluation du programme d’ajustement du pays. Comme exigé par le fonds, les autorités camerounaises viennent de procéder à un correctif budgétaire. L’ordonnance signée à cet effet, le 04 juin dernier par Paul Biya, augmente de 67 milliards de francs CFA les prévisions de recettes fiscales, accentuant de fait la pression sur le natif de Guidiguis, dans le Mayo Kani, région de l’Extrême-nord. Modeste Mopa est coincé entre le marteau et l’enclume.

Aboudi Ottou

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