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Présidentielle 2018 au Cameroun: le temps des batailles géostratégiques

Etats-Unis, France, Chine, Russie… chaque puissance va de sa stratégie pour s’assurer que le prochain président camerounais préservera ses intérêts dans ce pays pivot du golfe de Guinée.

Comme avant les élections présidentielles de 2011, Paul Biya s’est encore rendu en Chine cette année.

Il y a un aspect de la déclaration polémique de l’ambassadeur des Etats-Unis au Cameroun qui bénéficie, jusqu’ici, de peu d’attention. Il s’agit pourtant de la première «question d’intérêt commun» dont Peter Henry Barlerin dit avoir discuté avec Paul Biya lors de cette fameuse audience au palais de l’Unité de 90 minutes le 17 mai 2018. «Premièrement, le président a convenu avec moi de l’importance d’accueillir les entreprises américaines au Cameroun et de les traiter équitablement», lit-on en début du communiqué publié par le diplomate américain au lendemain de cette rencontre.

«Zone d’intérêt vital»

A Kalak FM, une radio urbaine de Yaoundé, où Peter Henry Barlerin est invité le même jour, l’ancien directeur du bureau des affaires économiques et régionales couvrant l’Afrique subsaharienne se montre même plus directif: «J’ai dit à monsieur le président que nous nous attendons à ce que les sociétés américaines soient traitées d’un pied d’égalité avec les sociétés camerounaises et des autres pays tiers tels la Chine, la France…» Déduction logique : les Etats-Unis d’Amérique estiment que les entreprises des pays cités bénéficient d’un traitement de faveur de la part de Yaoundé.

Ce d’autant que, assure l’ambassadeur, «les entreprises américaines ont beaucoup mieux à offrir en termes de formation et de développement de la main-d’œuvre, de technologie et de respect des droits de l’homme et de l’environnement». A l’en croire, la criminalisation des pratiques de corruption des entreprises américaines à l’étranger est aussi un atout. Car elle garantirait que le coût de l’investissement ne soit renchéri par la corruption.

Dans le sérail, on s’appuie sur ce plaidoyer pour rappeler cette évidence: «Les Etats-Unis ne sont nullement mus par l’intérêt du peuple camerounais mais par les leurs». Ici, on soutient que si Washington ne souhaite plus que Paul Biya soit au pouvoir après octobre 2018, comme suggéré par Peter Henry Barlerin, c’est parce que l’actuel locataire d’Etoudi ne garantirait plus ses intérêts. Pour mieux comprendre les enjeux, il faut savoir que le Cameroun est considéré comme le pays pivot du golfe de Guinée.

Cette zone aux contours flous a été déclarée depuis plusieurs années déjà «zone d’intérêt vital»  par les autorités américaines. Pourtant,  «les Etats-Unis se sont rendus comptent que la France et l’Otan qui assuraient son influence dans la région n’ont plus les moyens de le faire. D’où sa démarche actuelle» analysent certains géostratèges proches du ministère camerounais de la Défense. On peut d’ailleurs voir dans le message de félicitations de Macron à Paul Biya, message envoyé à l’occasion de la célébration de la 46ème édition de la fête nationale du Cameroun, une certaine forme de résignation.

Désir d’éternité

Cette perte d’influence s’est faite notamment au profit de la Chine. Tout bascule au milieu des années 2000. Paul Biya décide de rester au pouvoir au-delà de 2011, contrairement à ce que prévoit la constitution de l’époque. Le président camerounais réoriente sa stratégie diplomatique et donne plus d’allant à la coopération sud-sud qui «met en avant les principes de non-ingérence et de neutralité et développe un discours dépourvu d’injonctions, de menaces et de sanctions», explique l’internationaliste Christian  Pout (voir interview page 11). Selon le président du Think Tank Ceides, cette option se manifeste notamment par la récurrence des visites de Paul Biya dans les pays émergents: Brésil (août 2010), Turquie (mars 2013) et Chine (septembre 2003, novembre 2006, juillet 2011 et mars 2018).

L’Empire du Milieu est depuis devenu le premier bailleur de fonds du Cameroun avec un volume de créances en fin 2017 de plus de 1 375,9 milliards francs CFA, soit 67,7% de la dette bilatérale et 34,4% de la dette extérieure. Selon le décompte fait au 31 juillet 2016 par la Caisse autonome d’amortissent, le gestionnaire de la dette du pays, la dette due à la Chine représentait plus du double de celle due à la France (478,2 milliards de francs CFA), le deuxième bailleur bilatéral, et dépassait de plus de 120 milliards la dette due aux bailleurs multilatéraux (BAD : 170 millions; BADEA : 21, 665 milliards ; BDEAC: 5,57 milliards ; BID : 75,202 milliards ; FAD : 274,072 milliards; FIDA :33,42 milliards ; FMI : 52,235 milliards ; FS OPEP : 23,185 milliards ; IDA : 518, 025 milliards ; UE : 39, 56 milliards).

L’ogre russe

Nombre de grands projets d’infrastructures en cours ou récemment réalisés dans le pays, dans les secteurs aussi variés que l’énergie (construction des barrages), les transports (construction des ports et des autoroutes) et les télécommunications (pose de la fibre optique) sont conduits par les entreprises chinoises. Ces dix dernières années, Pékin a injecté plus de 3000 milliards de francs CFA au Cameroun.

La Chine, c’est aussi le premier fournisseur du Cameroun (avec 18%) et deuxième acheteur (avec 14.7%), derrière l’Espagne (16,7%) et devant les Pays-Bas (10,4%). «Et la visite de Paul Biya à la veille de l’élection présidentielle de 2018 a montré que si Paul Biya est réélu, cela ne risque pas de changer», commente un observateur averti.

La rage des Américains est d’autant plus grande que la Russie monte en puissance dans la région. Moscou et Yaoundé ont désormais une coopération militaire décomplexée. Les entreprises russes commencent même à gagner des marchés juteux. Gazprom Marketing & Trading Singapore Pte Ltd s’est, par exemple, adjugé en 2015 et pour une période de huit ans, toute la production de gaz liquéfié du Cameroun.

Cette production qui a débuté en avril dernier devrait atteindre 1,2 million de tonnes par an. «Au regard des enjeux, les Etats-Unis sont prêts allés jusqu’au bout», craint-on au ministère camerounais des Relations extérieures. En cas d’alternance en 2018, le nouveau président ne devrait pas perdre cela de vue.

Aboudi Ottou

Christian Pout: «La coopération Chine-Cameroun met en avant les principes de non-ingérence»

L’internationaliste, maître de conférences associé à l’Institut théologique de la compagnie de Jésus d’Abidjan et à l’Institut Catholique de Paris, est à la tête du Think Tank baptisé Centre africain d’études internationales, diplomatiques, économiques et stratégiques (Ceides). Il analyse les ressorts de la coopération entre Yaoundé et Pékin. 

Christian Pout

A la fin de chacun de ses deux derniers mandats, Paul Biya s’est rendu en visite officielle en Chine. Est-ce une simple coïncidence ?
Aucun indicateur sérieux ne nous permet de dire qu’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence. Vous savez, l’organisation d’une visite d’Etat dépend largement de nombreux paramètres officiels et non officiels intrinsèques à chacune des parties en présence. Ce qu’il faut retenir, à mon avis, c’est que les visites officielles du président Paul Biya en Chine témoignent du caractère très étroit de la relation entre les deux pays. En effet, la Chine et le Cameroun se considèrent comme «des pays frères et amis».

Sur le plan du timing, de manière symbolique, la visite du président Biya en Chine, du 22 au 24 mars 2018, est intervenue non seulement au début du nouvel an Chinois (l’année du Chien), mais également quelques jours après les sessions paritaires de l’Assemblée populaire nationale (APN) et de la Conférence consultative politique du peuple Chinois (CCPPC) qui ont signé la reconduction du président Xi Jinping à la tête de la République populaire de Chine pour un second mandat. Cette visite intervient également dans le cadre de la préparation du 3e Forum sur la coopération Chine-Afrique (FOCAC) prévu à Pékin en septembre 2018.

La coopération entre le Cameroun et la Chine a commencé à connaitre une densification particulière après la modification de la constitution de 2008 qui a permis à Paul Biya de se maintenir au pouvoir. Pourrait-il avoir un lien entre les deux évènements ?
Le Cameroun et la Chine entretiennent une relation que l’on pourrait qualifier de «privilégiée» depuis bientôt cinquante ans. Cette relation s’est particulièrement densifiée ces dernières années à la faveur de l’importance grandissante accordée à l’Afrique (et donc au Cameroun) dans l’agenda diplomatique chinois, mais aussi de la volonté plus assumée du Cameroun de s’ouvrir à de nouvelles formes de partenariat.

Contrairement aux partenaires occidentaux, la Chine a la réputation de fermer les yeux sur les questions de gouvernances politiques. N’est-ce pas pourquoi le président camerounais s’est retourné vers l’Empire du Milieu à ce moment précis?
De manière constante, le cadre de la coopération Sud/Sud qui est celui dans lequel s’inscrit la coopération Chine-Cameroun, met en avant les principes de non-ingérence et de neutralité et développe un discours dépourvu d’injonctions, de menaces et de sanctions. Si cette forme de coopération séduit de plus en plus les décideurs camerounais – comme en témoigne la récurrence des visites du président Paul Biya dans les pays émergents : Brésil (août 2010), Turquie (mars 2013) et Chine (septembre 2003, novembre 2006, juillet 2011 et mars 2018) – c’est parce qu’elle accorde une place de choix au respect de la souveraineté des Etats. Le renforcement de la coopération bilatérale entre le Cameroun et la Chine remonte au début des années 2000. L’intérêt du Cameroun pour la Chine peut se comprendre. C’est un partenariat qui porte des fruits dans de nombreux domaines mais qui n’est pas exempt de tout reproche, loin de là.

Selon les chiffres de la direction générale de la coopération et de l’intégration régionale au ministère camerounais de l’Economie, la Chine a injecté plus de 3000 milliards de francs CFA au Cameroun ces dix dernières années. Au-delà, des intérêts que génèrent ces prêts,  quelle est la contrepartie d’un tel investissement ?
La Chine cherche à susciter et entretenir chez la partie camerounaise une attitude favorable à poursuite des intérêts chinois sur le long terme. Lesquels intérêts renvoient bien évidemment aux enjeux énergétiques de la Chine. Car, en Afrique et donc au Cameroun, Pékin voudrait mettre en place des coalitions pour garantir ses approvisionnements en matières premières. La quête des débouchés pour les entreprises chinoises se greffe à cet enjeu énergétique.

C’est dans cette perspective que le président camerounais, mais aussi les présidents namibien et zimbabwéen qui ont, eux aussi, effectué des visites en Chine (mars et avril 2018) ont été invités par leur homologue chinois à rejoindre la Belt and Road Initiative qui vise, entre autres, à promouvoir la coopération entre les pays et à renforcer la position de la Chine sur le plan mondial, par exemple en préservant la connexion de la Chine avec le reste du monde.

A votre avis qui est le grand bénéficiaire de cette coopération?  
Précisons d’entrée de jeu que la coopération entre la Chine et le Cameroun est régie par le principe du «partenariat gagnant-gagnant». Ceci se traduit dans la pratique par la mise en œuvre de prestations qui maximisent les «gains absolus», c’est-à-dire, les gains qui vont profiter aux deux joueurs. Toutefois il  faut souligner que «partenariat gagnant-gagnant» ne signifie pas toujours «partenariat fifty-fifty». C’est actuellement le cas dans le volet économique des relations d’échanges entre la Chine et le Cameroun, où la Chine est le plus grand bénéficiaire, non pas à cause d’une prétendue volonté hégémonique de sa part, mais  parce que la nature des produits échangés par le Cameroun favorise cet état de choses.

Les exportations camerounaises en direction de la Chine sont constituées de matières premières et produits non ou peu transformés (bois et ses dérivés, coton, comestibles minéraux, ressources minérales, aluminium, caoutchouc, fontes, fer, acier). Tandis que les exportations de la Chine vers le Cameroun sont des produits manufacturiers. Or, le prix des produits transformés est généralement plus élevé (deux, trois, dix et même vingt fois) que celui de la matière première. En négligeant cette donnée, le Cameroun fait le choix de se spécialiser dans la production de biens à faible valeur ajoutée. Il revient aux dirigeants camerounais de (re)définir les contours de cette coopération en toute responsabilité et en rapport avec la trajectoire de notre pays vers son émergence d’ici 2035.

Interview réalisée par Aboudi Ottou

 

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