Pourquoi démissionner est à la fois difficile et rare en Afrique

“Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l’ouvrir, ça démissionne.” Ainsi parlait Jean-Pierre Chevènement à la sortie d’un Conseil des ministres. C’était en février 1983.

Jean-Claude Djéréké

Le 22 mars de la même année, il joignait l’acte à la parole en quittant ses fonctions de ministre d’État, de la Recherche et de l’Industrie. Pourquoi démissionna-t-il ? Parce qu’il était souverainiste, parce qu’il était favorable à la sortie de la France du Système monétaire européen (SME), chose à laquelle François Mitterrand était opposé. Ministre de la Défense (du 12 mai 1988 au 29 janvier 1991), il est contre la participation de la France à l’intervention militaire en Irak. Il claque alors la porte.

En Afrique francophone, qui posa un tel acte ? Thomas Sankara, d’abord. Nommé en septembre 1981 secrétaire d’État à l’Information dans le gouvernement du colonel Saye Zerbo, il démissionna avec fracas, le 21 avril 1982, pour protester contre le fait que la parole lui était refusée. De lui on se rappelle encore cette phrase : “Malheur à ceux qui veulent bâillonner le peuple !”

Vient ensuite Thierno Alassane Sall. Macky Sall prétend avoir mis fin à ses fonctions. Quant à Thierno, il soutient mordicus avoir démissionné, le 2 mai 2017, du gouvernement où, pendant 3 ans, il eut la charge du ministère de l’Énergie et du Développement des énergies renouvelables. Thierno reprochait à Macky Sall de faire passer les intérêts de la France avant ceux du Sénégal. Plus précisément, il ne comprenait pas que la compagnie française Total, 5e, ait été préférée à BP Cosmos, 1ere, parce que, au dire de Macky Sall, « la France, nous donne de temps en temps des sucettes, 65 milliards pour payer les salaires, 100 milliards pour ceci et cela »… Et Thierno Alassane de poursuivre : “Je suis de la génération qui lutte pour l’émancipation et l’indépendance économique, sociale et politique de notre pays, je ne suis pas de ceux-là qui pensent que, parce que la France nous donne des sucettes, on doit leur donner notre pétrole en échange, sans exiger le juste prix.” (https://www.nofi.media/2019/01/total/61862)

Les Ivoiriens Maurice Séri Gnoléba et Jean Lorougnon Guédé étaient respectivement Trésorier Payeur Général et ministre de l’Éducation nationale. Selon plusieurs sources concordantes, quoique Paul Akoto Yao travaillât sous les ordres de Lorougnon Guédé, sa position dans le bureau politique du PDCI lui permettait d’avoir la primeur de l’information concernant le ministère. Guédé était prêt à démissionner pour protester contre ce “bicéphalisme” mais Houphouët l’en aurait empêché en lui confiant le nouveau ministère de la Recherche scientifique. Quant à Séri Gnoléba, après 13 ans de service à la tête du Trésor public ivoirien, il était intéressé par le poste de gouverneur de la Banque centrale des États d’Afrique occidentale. La nomination d’Abdoulaye Fadiga à ce poste fut perçue par lui comme une injustice. Alors qu’il s’apprêtait à offrir sa démission, le premier président fera de lui le premier ministre ivoirien du Commerce.

Rares sont en Afrique francophone les personnes capables, comme le capitaine Thomas Sankara ou Thierno Alassane, d’abandonner leurs fonctions de leur propre chef. Car, en général, les gens se taisent et s’accrochent, même s’ils ne sont plus sur la même longueur d’onde que le chef ou ne se sentent plus à l’aise dans l’entreprise qui les emploie. Certains pensent que Mamadou Koulibaly, en désaccord avec Laurent Gbagbo sur le désarmement des rebelles ou l’attribution du terminal à conteneurs du port d’Abidjan à Vincent Bolloré, aurait dû démissionner de son poste de président de l’Assemblée nationale au lieu de se réfugier au Ghana tout en continuant à percevoir son salaire tous les mois. En d’autres termes, le limogeage ou le renvoi par le chef est la règle dans les pays d’expression française. Ainsi 9 ministres dont Mohamed Tiékoura Diawara (Plan), Henri Konan Bédié (Économie et Finances) et Abdoulaye Sawadogo (Agriculture) furent éjectés du gouvernement, le 20 juillet 1977. Pourquoi ? Pour Houphouët, il s’agissait de sévir contre “la corruption sous toutes ses formes”. La rumeur courut effectivement que lesdits ministres avaient surfacturé des complexes sucriers. Marcel Amondji est d’un avis contraire.

L’ivoirisation des emplois, du capital et du management serait, selon lui, la cause du limogeage des 3 ministres. “Nul doute, écrit-il, que c’est ce volontarisme, avec – déjà – des relents de nationalisme exclusif (…), qui coûta leur portefeuille aux ministres responsables et à leurs proches. Mais, abusés par les rumeurs de malversations lancées depuis la présidence, et aussi par le fait que, sur le moment, les victimes n’ont pas démenti les rumeurs qui les accablaient, les Ivoiriens ne comprendront pas que leur chute signifiait seulement qu’Houphouët et ses compères avaient, une fois de plus, triomphé de leur volonté de construire par eux-mêmes les bases du développement de leur pays.” Amondji ajoute : “D’ailleurs, les ministres déchus auraient-ils voulu démentir ces rumeurs qu’ils ne l’auraient pas pu dans un pays où les organes d’information ne répandaient que la seule parole d’Houphouët et de ses griots…. Chaque fois, les personnages les plus haut placés dans l’État après Houphouët ont été brutalement privés de leurs hautes situations et de leurs espérances de carrière dès l’instant où ils se permirent d’exprimer, sur la question cardinale de l’indépendance et de la souveraineté nationale, une opinion qui pouvait paraître une transgression de l’orthodoxie houphouétiste et françafricaine.” (M. Amondji, “Quand l’utopie se mue en tragédie” dans ‘La Dépêche d’Abidjan’ du 17 octobre 2013)

Ouattara, qui se moque de la souveraineté nationale comme de l’an 40, démettra-t-il Kouadio Konan Bertin alias KKB accusé de viol par une chanteuse camerounaise ? Rien n’est moins sûr. Un homme sérieux, digne et responsable aurait démissionné du gouvernement, avant qu’on ne le lui demande, pour défendre son honneur. Mais KKB n’a-t-il pas perdu cet honneur et cette dignité en octobre 2020 en accompagnant Alassane Ouattara qui n’avait pas le droit de briguer un 3e mandat ? Se pose ici la question du renouvellement de la classe politique ivoirienne. Certains souhaiteraient que les anciens passent la main aux jeunes. Or jeunesse ne rime pas forcément avec sagesse, patriotisme, goût de l’effort, respect de la parole donnée et simplicité. On trouve en effet des jeunes plus conservateurs et moins éclairés que les anciens.

Le pays a certainement besoin de sang neuf, d’idées et de méthodes nouvelles mais ce qu’il lui faut, surtout, ce sont des hommes et femmes capables de rompre avec les pratiques suivantes : avoir sa photo sur un pagne, poser fièrement avec Jacques Chirac ou François Hollande, dire et se dédire, racketter les entreprises ivoiriennes et étrangères au nom de tel ou tel parti politique, se servir du pouvoir pour s’enrichir, faire empoisonner celui ou celle qui ne partage pas notre vision des choses, se soigner, scolariser ses enfants ou passer ses vacances en France dès qu’on arrive au pouvoir, passer d’un parti à un autre pour les besoins du ventre, etc. Chacun sait combien ces pratiques sont autant immorales que folkloriques.

Revenons à nos moutons avec cette question : KKB pourra-t-il rendre le tablier ? Ma réponse est non. D’abord, parce que l’Afrique colonisée par la France n’a pas la culture de la démission, ensuite parce que KKB se retrouverait au chômage et donc aurait du mal à joindre les deux bouts s’il sortait du gouvernement. Ceux qui le connaissent bien rappellent qu’il n’a jamais travaillé de ses mains et qu’il a toujours été attiré par le gain et les plaisirs faciles. Bref, le ministre de la Réconciliation de Ouattara ne lâchera pas facilement un poste qu’il a longtemps désiré. Et peu lui importe le proverbe français qui dit : “Qui ne sait pas garder sa dignité invite au mépris.”

Jean-Claude DJEREKE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *