Libre circulation : Tout chemin mène en Guinée Équatoriale

Les populations des villes de Kyé-Ossi et d’Ebebiyin empruntent des voies détournées pour se rendre de part et d’autre de la frontière pourtant hermétiquement fermée.

Plusieurs pistes connues des populations de Kye-Ossi partent du lieu-dit la cheftaine

Kyé-Ossi, la ville camerounaise frontalière à la Guinée équatoriale et au Gabon, est une plaque tournante des échanges commerciaux, mais aussi de trafics. Encore appelée zone des trois frontières, elle est actuellement «fermée hermétiquement» à cause de la pandémie de Covid-19, d’après les sources officielles. Mais, les populations qui vivent le quotidien de Kyé-Ossi ont d’autres raisons. «Ce sont les Camerounais eux-mêmes, à cause de leurs habitudes de bas niveau, qui motivent les autorités équato-guinéennes à fermer de temps en temps la frontière», déclare Mamoudou. Le barman au quartier administratif tente de justifier sa réponse : «nous, on est champion dans le vol, les agressions, les trafics illicites, la corruption… et les Équato-guinéens n’aiment pas ça».

Dans la même lancée, un client dans le bar montre une vidéo qui circule sur WhatsApp où «les Équato-guinéens sont en train de fermer l’accès au Cameroun d’un cours d’eau… Voilà une des preuves qu’ils ne veulent pas de contact avec les Camerounais, même avec ce que la nature nous donne». Mais, un autre client évoque une autre raison lointaine: «c’est depuis qu’on avait arrêté une trentaine d’hommes armés en 2017, accusés d’avoir tenté un coup d’État contre le président Teodoro Obiang Nguema que Malabo surveille particulièrement cette frontière et la ferme à sa guise». Celui-ci ajoute même que: «les Équato-guinéens avaient engagé des travaux de défrichement le long de la frontière pour construire un long mur pour sécuriser leur pays».
Peu importe ce qu’il en est et ce que les uns et les autres disent. La fermeture de la frontière entraîne une chute du commerce et mène même à la désertion de la ville. Kyé-Ossi est «devenue un enfer» pour les échanges commerciaux entre le Cameroun, le Gabon et la Guinée Équatoriale. Mais, les populations ont décidé de «créer des chemins» pour avoir «accès en Guinée Équatoriale à tous les prix».

On passe toujours
Frontière fermée ou pas, les populations des villes frontalières de Kyé-Ossi (Cameroun) et d’Ebebiyin (Guinée Équatoriale) ont besoin de se déplacer et d’échanger. Les raisons sont d’ordre social et économique. Par exemple, Rodrigue M. qui vit à Kyé-Ossi avec femme et enfants, travaille à Ebebiyin depuis près d’une dizaine d’années. Chaque jour de la semaine, il est obligé de passer la frontière. «Je suis déjà connu, je n’ai plus besoin de montrer mes papiers», se vante-t-il. Alphonse A. quant à lui, a sa famille maternelle à Ebebiyin. «Le mois dernier, je devais assister aux obsèques de mon oncle maternel, j’ai été obligé de traverser et je l’ai fait plusieurs fois. D’ailleurs, je ne peux pas passer deux semaines sans le faire et aller rendre visite à ma famille de l’autre côté». Simone Yankeu, elle qui avait quitté son pays bamiléké natal pour s’installer à Kyé-Ossi, a décidé de ne pas rentrer chez elle. «Quand on venait de fermer la frontière, beaucoup de personnes ont choisi de quitter la ville parce que la vie est devenue très difficile. Moi j’ai décidé de rester et me battre en attendant que les activités reprennent normalement et qu’on ouvre les frontières… En attendant, je me débrouille en essayant de passer de temps en temps par derrière», dévoile la commerçante de cannettes de bière, aujourd’hui convertie en maquilleuse.

Sans contrôle
Les populations de Kyé-Ossi sont unanimes pour dire que la ville frontalière dépend économiquement de la Guinée Équatoriale. Pour cela, ils font tout pour que «la vie continue à tourner malgré la fermeture totale de la frontière». Rodrigue M. se vante d’être un professionnel pour faire passer les biens et les personnes «à la barrière». Il a un bon nombre de clients à sa solde. «Je suis un passeur professionnel. Je n’ai aucune difficulté au niveau des contrôles à la frontière», déclare-t-il. «Quand une personne a besoin de quelque chose à Ebebiyin, elle me contacte, on fait un deal et puis je fais son travail sans faute». De même, il dit être capable de faire passer les personnes sans gêne, «devant les contrôles». Il y a de cela un mois, Rodigue M. dit avoir aidé un homme à se déplacer de Kyé-Ossi à Malabo sans risque. Son atout, «j’ai une double nationalité. J’ai la nationalité camerounaise et équato-guinéenne. Je me déplace partout dans les deux pays comme je veux avec mes colis». Sur les détails de ce passage clandestin à la frontière, Rodrigue M. n’en dit pas plus : «c’est un secret de travail, un secret professionnel», ironise-t-il.

Pointage
Au lieu-dit «la cheftaine», plusieurs pistes servent à rejoindre la Guinée Équatoriale. Il y a également l’un des espaces les plus reconnus et les plus réputés sous le nom de «Le port». L’endroit n’a rien d’une image d’un port, mais une piste humide, sablonneuse et serpentée. À cet effet, «les porteurs» sont à la disposition des populations. Ce sont des jeunes qui font transiter les marchandises et les personnes sur leurs cous. Zone désormais tellement fréquentée, les populations de Kyé-Ossi affirment que les militaires Équato-guinéens ont commencé à ratisser la zone. Dorénavant, pour un passage plus sécurisé, «il est préférable de passer la nuit, car la brousse est rempli des militaires», dévoile «Gatouzo» un passeur «chevronné». «On nous appelle ‘‘porteurs’’ parce que là-bas en brousse, on porte les choses au cou et quand il faut déjà traverser l’eau, on porte également les gens au cou», informe le passeur. Il se dit être chevronné parce qu’il n’a pas encore été attrapé et il sait déjouer les militaires. Il raconte que des prises ont déjà été faites : «je connais un ami qui avait été poursuivi et rattrapé par les militaires. On lui a pris quatre palettes de bière en cannette et il est allé en prison».

Gatouzo a deux «commandes à faire passer». La première est une personne. C’est un homme d’une trentaine d’années qui souhaite retrouver ses frères à Ebebiyin. «Le ‘‘coli’’ vient de Douala directement. Je lui ai dit qu’on passera à 21h», informe «le porteur». De l’autre côté en Guinée Équatoriale, quatre palettes de bière en canette l’attendent déjà. Le coût de cette «mission», 8 000 FCFA environ. Pour faire passer les personnes, Gatouzo informe que les prix varient en fonction du sexe, de l’âge et du poids. Les hommes qui ont un physique athlétique paient 2 000 FCFA. Pour les autres, les prix sont fixés entre 3 000 et 8 000 FCFA, voire 10 000 FCFA. «S’il faut faire passer une femme qui a 130 kilos, le risque est grand! Car, elle se déplace lentement et s’il faut engager une course, ce sera vraiment difficile», explique le «transitaire» qui s’est fixé comme règle de ne jamais abandonner son client en brousse, quel qu’en soit le cas.
Le transport de la marchandise, quant à lui varie entre 1 000 et 5 000 FCFA. «Il m’arrive de faire trois à quatre passages en une nuit. Et je peux avoir mes 30 à 40 000 FCFA de pointage», avoue «le passeur professionnel».

Adrénaline
21h30, le jeune monsieur qui doit entrer clandestinement en Guinée Équatoriale se pointe. Gatouzo n’est pas content du tout, il augmente les enchères à cause du retard de trente minutes. Un débriefing est fait rapidement au voyageur de Douala. «Si tu as peur, il vaut mieux que tu passes la nuit et on traversera la frontière demain», lui conseille «le porteur». Mais le voyageur est déterminé à rejoindre Ebebiyin cette nuit. Tous deux se lancent dans la nuit sur une des pistes au lieu-dit «Cheftaine». «On n’a plus un mot à dire, tu me suis seulement… si je cours, tu cours, je marche, tu marches, je m’arrête, toi aussi tu le fais…», accord verbal signé, la traversée dans la nuit noire et dans la brousse entre terre sablonneuse, marécageuse, tapissé d’herbes se fait alors dans le silence, au petit trot. Selon le passeur, on a environ un kilomètre à faire.

Quelques temps après, le passeur s’arrête puis s’accroupit. «Son colis» suit les gestes de son mentor. Il entend les gens venir mais, il reste sur ses gardes. Il arrive parfois que les militaires éteignent leurs torchent et marchent dans la brousse pour surprendre les clandestins. Après s’être rassuré que ce sont d’autres passeurs, Gatouzo, après avoir toisé ceux-ci relance le trot. Un peu plus loin, deux petites lueurs… Pas besoin de dire à nos voyageurs clandestins que les militaires sont en patrouille. L’adrénaline atteint son comble pour le voyageur de Douala. Pour Gatouzo, ce n’est pas un souci. Il emprunte un chemin marécageux de contournement. Puis courbé, fait accélérer le trot. Les militaires sont à présent loin, mais le passeur ne les perd pas de vue… le trot continue jusqu’à retrouver l’eau : «nous sommes au port», signale «le porteur». Il faut traverser lentement pour éviter que l’eau fasse trop de bruits. Après avoir passé l’eau, nos trotteurs auront les pieds sur le sol guinéen. Gatouzo devra accompagner «son colis» à Ebebiyin. Lorsque le voyageur a retrouvé ses frères, la première phase de sa mission est terminée. Par la suite, il portera à son cou les palettes de canette de bière en direction du Cameroun.

Patrick Landry Amouguy, envoyé spécial à Kyé-Ossi

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