DOSSIERPANORAMA

Une imposture au service des puissants

«Malédiction régionale? Fatalité géopolitique? Non, bien sûr. Pour autant, si réfractaire qu’on soit à de tels raccourcis, le constat s’impose : de N’Djamena à Kinshasa, via Yaoundé, Libreville et Brazzaville, un vent mauvais de régression démocratique balaie l’Afrique centrale». Voilà l’attaque d’un article de presse publié par le journal français L’Express le 30 avril 2018. On s’arrête et on réfléchit (à l’occasion de la célébration de la Journée internationale de la démocratie ce 15 septembre) sur ce qui fonde les évidences d’une démocratie moderne: le suffrage universel et la liberté d’opinion. À la lecture de cet extrait de L’Express, il est loisible de dire qu’au rang des espoirs avortés, des rêves égorgés et de projets ensablés en Afrique centrale, se trouve la démocratie, au sens originel du terme. Dans l’espace Cemac, au-delà de certaines nuances, des experts s’accordent sur un fait : ceux qui prétendent œuvrer pour la «souveraineté du peuple», le privent par ailleurs de sa souveraineté. Dans la sous-région, valident-ils, l’opinion publique se nourrit de toutes les insatisfactions dirigées à l’encontre des représentants. La situation est raffermie par un deuxième trait contextuel: celui du désenchantement politique. À l’heure du bilan, la démocratie est en marche et en péril en même temps. C’est ce que tente de démontrer le présent dossier qui scrutent juste quelques aspects.

Dans l’espace communautaire, des faits repérés par des experts permettent de découvrir le paradigme politique en vogue.

Le vote… juste pour la forme ?

«Il y a un fil conducteur dans l’histoire universelle : c’est l’effort permanent de l’humanité vers toujours plus de liberté», remarque Jean-Marc Bikoko. Il suffit d’écouter l’activiste de la société civile camerounaise pour comprendre que la quête de la liberté est permanente dans le quotidien des sociétés. Celles de l’espace Cemac ne sont pas en reste. Il y a ceux, bien sûr, qui nous expliquent que tout va bien. Mais le sujet rebondit autrement quand on écoute le politologue tchadien Evariste Ngarlem Toldé. À en croire ce dernier, «les maigres avancées notées ici et là ne déploient pas pleinement la promesse d’un pouvoir détenu et exercé librement par l’ensemble du corps citoyen». À cette aune, «multipartisme, élections libres, pluralisme de la presse sont quelques progrès accomplis par la majorité des États de la Cemac», selon la formule de Michel Galy. De l’avis du politologue (spécialiste de l’Afrique et chercheur au centre d’études sur les conflits de Paris), le fonctionnement du «gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple» suscite aujourd’hui de plus en plus de critiques, sinon de doutes.

Discrédit
«Dans tous les pays de la sous-région, aujourd’hui, on soupçonne au mieux la démocratie d’être dévoyée. Dans tous les cas, elle paraît n’avoir pas tenu ses promesses, et courir le risque de se réduire à un simulacre, sinon à une imposture», argue Evariste Ngarlem Toldé. Proche de cette position, il y a Constant Ebara Pea. L’activiste politique congolais basé à Brazzaville partage globalement le même diagnostic. «Le cynisme des dirigeants qui, à peine élus, s’empressent de renier leurs promesses électorales; le poids amoindri des groupes de pression; et la montée de la corruption dans la classe politique, comment ne pas comprendre le discrédit qui la frappe? Comment ne pas voir que cette démocratie est en panne», dit-il, mettant le phénomène de la manipulation arbitraire des constitutions par les pouvoirs locaux au centre de son propos.

Habitus
«L’aube de la démocratisation des régimes a été ainsi inaugurée par un nouvel habitus, celui des coups d’État constitutionnels», fait remarquer Jean-Marc Bikoko. «Au Cameroun, au Gabon, au Tchad, au Congo-Brazzaville, en Guinée équatoriale, ils ont réécrit les constitutions pour prolonger leur mandat au-delà de la période permise par le texte, afin de se prémunir contre l’incertitude des élections transparentes imposée par la vague de la démocratie constitutionnelle dans un monde ouvert», ajoute-t-il. En mobilisant des données de plus de 20 ans issues des pays qu’il vient de citer, l’activiste camerounais informe que «partout en Afrique centrale, il y a des blocages qui ont charrié un certain nombre de grands scandales; jusqu’ici, il y a très peu de débat d’idées. On assiste plutôt à des oppositions de personnalités, des combats de chefs. On ne peut pas non plus passer sous silence le népotisme, la circulation de l’argent».

Jean-René Meva’a Amougou

Élus et citoyens: la proximité à distance

Les représentants du peuple ne sollicitent ce dernier que pour des causes électorales.

«Voici ce que j’observe depuis des années : les partis qui sont représentés dans les parlements en zone Cemac ne sont plus capables que de canaliser 40 à 45% des suffrages». À l’aide des instruments d’analyse qui sont les siens, Evariste Ngarlem Toldé pense qu’un constat s’impose dès lors que l’on s’intéresse à l’activité du marché politique en Afrique centrale. «Les supports matériels et intellectuels mobilisés par les acteurs et les raisons pour lesquelles, à un moment précis, ils s’engagent dans la compétition partisane sont biaisés et finissent par montrer que les représentants du peuple considèrent cette fonction comme un savoir privé», situe le politologue tchadien. Dans le fond, son analyse des pratiques des acteurs permet de repérer autre chose : «la rupture entre les citoyens et leurs supposés représentants». «La soi-disant connaissance du terrain, note Constant Ebara Pea, n’a pas empêché les parlementaires ou les maires d’être souvent sourds et aveugles aux grands problèmes des populations; obnubilés qu’ils sont par la défense de petits intérêts spécifiques et de démarches qui n’ont rien à voir avec leur mission première».

Derrière un tel raisonnement, il apparaît que la proximité est d’autant plus invoquée par les élus qu’elle semble se dérober. Elle est d’autant plus recherchée qu’elle semble se raréfier et apparaît en ce sens pour partie mythifiée. «Partout en Afrique centrale, ses situations de mise en majesté font reculer les citoyens et la démocratie s’en trouve écornée, du point de vue de l’éloignement des élus avec le peuple. Conséquence, on assiste à une fatigue du vote avec la montée de l’abstention. Pour le premier scrutin, les gens vont voter. Mais par la suite, ils se lassent. Ils ne croient plus que les élections constituent un moment important de la vie politique. Ils investissent d’autres lieux que les partis politiques», avance Saada Mahamat Djido, autre politologue tchadien.

Jean-René Meva’a Amougou

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