Pierrot Noumba : «Il faut être vigilant !»

Le politologue camerounais jette un regard froid sur le phénomène des affrontements intercommunautaires au Cameroun et ailleurs en Afrique.

Quand peut-on parler de conflit intercommunautaire?
Il y a conflit de ce type lorsqu’un groupe se persuade, à tort ou à raison, qu’il est menacé de disparaître soit sur le plan physique, soit sur le plan politique, par la domination exclusive d’un autre groupe qui lui est insupportable. En d’autres termes, on parle de ce genre de conflit lorsque la survie réelle ou fantasmatique du groupe est en jeu, quand celui-ci se sent dépossédé non seulement d’un territoire ou de son territoire, mais plus gravement lorsqu’il se sent dépossédé de son devoir de vivre, de son identité et de sa spécificité.

Quels sont à votre avis, les éléments qui servent souvent d’étincelle?
Observez quelques choses. Les affrontements sanglants de janvier 1992 à Kousseri ont commencé à partir d’une dispute sur la distribution frauduleuse des cartes électorales. Des cartes d’électeurs auraient été distribuées gracieusement aux populations arabes non camerounaises (Tchad, Nigeria) avec la complicité des Arabes Choas du Logone-Chari, ce qui aurait provoqué la colère des Kotoko. 25 juin 2010: affrontements interethniques à Ebolowa, entre la communauté Bamoun et les populations locales; 10 mars 2011: affrontements entre les communautés Balikumbat et Bambalang dans la Région du Nord-Ouest du Cameroun; mai 2011: affrontements entre les Mafa et Glavda, deux peuples de l’arrondissement de Mayo-Moskota dans l’Extrême-Nord; 20 juillet 2011: dans la ville de Mandjou (département du Lom et Djerem), affrontement entre les communautés gbayas et bororos. Il faut être vigilant!

Si vous étudiez ces incidents à la base, vous trouverez qu’il y a soit un litige foncier, soit un banal fait divers ou un accès difficile aux ressources naturelles telles que l’eau, les pierres précieuses ou les pâturages. Cela est valable partout! En 2019, des violences intercommunautaires ont fait des centaines de morts dans l’Est du Tchad. Les tensions ont notamment opposé les communautés majoritaires des régions du Ouaddaï et du Sila aux populations arabes. Loin d’être uniquement le produit de rivalités classiques entre agriculteurs et éleveurs, ces conflits révèlent de profondes fractures identitaires et une compétition pour la terre, les chefferies traditionnelles et le pouvoir local dans ces régions. Ils se doublent d’une crise de confiance entre population et autorités locales, accusées de partialité dans la résolution des litiges.

Ces dernières années, ce genre de conflits s’est multiplié sur le continent africain. Au Burkina Faso, en Éthiopie, au Mali, et surtout au Nigeria. Dans ce pays polarisé entre un nord majoritairement musulman et un sud à dominante chrétienne, les conflits entre agriculteurs et éleveurs ont aussi une dimension religieuse et ethnique. Dans le centre du Nigeria particulièrement, ces violences ont fait des milliers de morts, et renforcé un climat de méfiance entre communautés. En 2018, un rapport de l’International Crisis Group affirmait que les conflits intercommunautaires au Nigeria avaient fait six fois plus de morts que la secte islamique Boko Haram qui sévit dans le nord du pays.

Une certaine opinion dit que les conflits entre les communautés sont le fait des élites qui les manipulent. Que répondez-vous à cela?
Les conflits récurrents entre communautés dans la sous-région sont les résultats de la manipulation des élites. Parce que ces dirigeants n’ont pas d’idéologie. Ils appartiennent à la mangeoire de l’État. Dans une situation pareille, puisqu’ils n’ont aucun projet, ils sont prêts à payer le prix qu’il faut. Les leaders de ces groupes communautaires (qui sont loin d’être homogènes et cohérents) jouent sur une certaine idéologie de l’ethnie et utilisent l’ensemble des instruments qu’offrent l’ouverture démocratique, la production des lois et les élections pour se valoriser, pour contrer ou réduire le poids de parties considérées comme adverses dans l’exercice du pouvoir politique, et pour l’accès aux ressources. Les faiseurs d’opinion que sont notamment les chefs traditionnels et les cadres subissent clairement l’influence de leurs référents locaux et ethniques, eux-mêmes aiguisés par les conflits fonciers et économiques en cours. Il s’agit d’une micro-escroquerie dont des milliers de personnes ont été victimes, qui se pratique systématiquement depuis plusieurs années dans nos villes et villages et qui est le fait, non d’individus isolés, mais bien de bandes organisées, qui y ont vu là une alternative plus efficace à la mendicité traditionnelle.

Pourquoi échoue-t-on à faire taire les tensions communautaires ?
Le recours aux mécanismes coutumiers non officiels œuvrant à la périphérie des institutions juridiques et administratives s’explique par le fait que les logiques communautaires continuent d’être développées et restent encore fortes chez les différentes populations.

Propos rassemblés par Jean-René Meva’a Amougou

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