BTP à Ékié : Des dalles portées par des migrants

Des hommes de tous âges et de toutes qualifications, provenant de plusieurs pays d’Afrique, sont employés pour le coulage. 

Quelques ouvriers centrafricains à l’oeuvre à Ekié.

S’il est une image à la fois discrète et répandue dans les chantiers de Yaoundé, c’est bien celle de manœuvres de nationalités étrangères. Au cœur de cette interprétation se loge un récit dont l’objet porte sur deux aspects : «Ils acceptent les conditions de travail difficiles et ils présentent une remarquable vigueur physique lors des travaux de dalles», vante un homme au lieu-dit Ékié (Yaoundé 4e). Si notre interlocuteur se définit lui-même comme «chef chantier», il procède par la caricature dans la présentation de ses ouvriers centrafricains à l’œuvre sur le site ce 29 avril 2021.

«Aujourd’hui, ils sont au nombre de huit sur un effectif de 23 personnes que j’emploie pour ma dalle. Ils sont des maçons grossiers, des tailleurs de pierre, mais aussi des figures intéressantes et par moments incontournables lors des coulages de dalles», avance-t-il.

Dans les différents chantiers visités, il y a une forte impression sonore provoquée par le mélange des langues. Dans ces patois de toutes sortes, qui se croisent à l’heure du repos, l’on reconnaît à la fois les vifs accents sango de Centrafrique, la traînante prononciation du fufuldé. Pendant le travail, beaucoup ont besoin d’un médiateur pour pouvoir collaborer avec les autres ouvriers. «Parfois leur importation est tellement récente que le moins ignorant ou, si vous voulez, le plus savant d’entre eux, doit servir sur le chantier d’interprète à ses compatriotes», souffle un chef chantier.

Préférences
Ici à Ékié, n’importe quel entrepreneur interrogé sur ce point explique sans aucune hésitation ses préférences pour telle ou telle nationalité : «le courage des Maliens», «la beauté» du travail des Centrafricains», «les savoirs pratiques des Tchadiens» ou encore «la disponibilité des Guinéens et des Nigériens». Un propos qui ne surprend pas Pierre Deutchoua. D’après cet inspecteur du travail à la retraite, «les promoteurs de chantiers ne sont pas idiots car, plutôt que d’avoir à rémunérer davantage leurs salariés, ils prennent de la main d’œuvre étrangère, plus corvéable. C’est un travers patronal très ancien».

Dans le discours patronal qui dit adopter une posture favorable à la «valorisation» de la main-d’œuvre étrangère, le niveau des effectifs des étrangers africains est perçu comme un jeu de chaises musicales où une place laissée libre est instantanément occupée par une population entrante. «Les déplacements en groupes sont un élément qui les caractérise. Comme bien d’autres migrants, certains rentrent dans leurs pays ou ailleurs; d’autres arrivent tous presque simultanément, guidés par un chef expérimenté, qui connaît bien comment nous fonctionnons ici», renseigne un chef chantier ayant requis l’anonymat.

Figures
Dans le fond, deux types de récits font état d’une cohabitation sur les lieux de travail réunissant des migrants de provenance proche ou éloignée. Au croisement des deux, il y a la diversité des âges et des compétences. Dans presque tous les chantiers, certains jeunes à l’œuvre sont à peine adolescents et se frottent pour la première fois aux aspérités du coulage de dalle.

Dans d’autres récits valorisés par «ces travailleurs immigrés» eux-mêmes, ils disent vivre de leurs activités dans les chantiers, même si tous gardent secret leur paie réelle. En tout cas, femmes et enfants sont leurs priorités. Ils vantent surtout leur sobriété et leur parcimonie. Bien plus, tous affirment être «des gens imperméables à la vie bruyante de la capitale. Nous venons au travail et le peu qu’on gagne est économisé» ; c’est bien ce que raconte Abdou, un Centrafricain bolide rencontré au lieu-dit Ekié Nord

 

Pierre Deutchoua

«Que de bons éléments viennent se fondre dans notre société»

L’enseignant et technicien émérite du travail analyse les ressorts et l’impact socio-économique des activités des migrants dans divers secteurs.

Comment expliquez-vous cette tendance à recruter «spécialement» des migrants dans les chantiers de constructions des immeubles à Yaoundé et partout ailleurs au Cameroun ?
L’apport professionnel des immigrés sert à pallier les insuffisances de capacité des travailleurs locaux ; on va le dire ainsi. C’est grâce à leur «docilité», à leur capacité d’adaptation et à leur vigueur qu’ils ont leur place. Des caractéristiques liées à l’effort physique et à l’intensité du travail sont aussi fréquemment mentionnées. Les aptitudes professionnelles viennent modifier, plus ou moins suivant la nationalité, la discipline et le rendement du travailleur. À Ékié où les immeubles sortent de terre chaque jour, la présence de travailleurs migrants est attestée sans discontinuité depuis au moins une décennie. Alors, comment interpréter ce recours à une main-d’œuvre migrante, en particulier dans le gros œuvre ? Il faut dire que les promoteurs de chantiers ou les gestionnaires de ces chantiers tirent avantage de leurs coûts sociaux avantageux au cours des travaux. Simplement et c’est bien dommage, ils constituent un vivier de main d’œuvre bon marché.

Oui mais pourquoi sont-ils si nombreux dans le bâtiment ?
Selon les critères d’aujourd’hui, le bâtiment n’est pas un secteur où la présence «étrangère» s’impose. On les retrouve aussi dans les mines, la métallurgie. Cela signifie qu’au Cameroun, dans ces secteurs, en plus du bâtiment bien sûr, la part des étrangers, hommes et femmes confondus, atteint 1,7 % selon une étude réalisée par un think tank apparenté au BIT en 2019.

Doit-on craindre pour le « pain » des locaux ?
Ne nous préoccupons pas de la concurrence faite par les ouvriers étrangers aux nôtres, du point de vue économique. À mon avis, ne craignons pas d’envisager une solution très libérale et d’accorder aux émigrés la plupart des avantages que nos lois sociales garantissent. Nous avons intérêt à ce que de bons éléments, tels que les représentent les Centrafricains, Tchadiens et autres, tant au point de vue physique qu’au point de vue moral, viennent se fondre dans notre société. Le but devient ainsi d’observer dans le détail, la variété et l’hétérogénéité de ces espaces productifs multiculturels que sont les chantiers. C’est aussi cela l’intégration par le travail.

Interview réalisée par JRMA

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