CONTRE-ENQUÊTEPANORAMA

Agent secret: le métier… au féminin

Visionnaires, brillantes et armées d’un courage sans faille, elles sont aussi étonnamment discrètes. À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, Intégration est allé à la rencontre de quelques potiches du renseignement au Cameroun.

 

Comme des béguines, électriques et félines, C.A. et Y. T n’ont pas peur de s’avachir à nos côtés, nous embrassant de paroles, paroles et paroles. Dans ce hall d’un hôtel yaoundéen, l’image qu’elles offrent est bien vaporeuse. Elle ne permet pas tellement de savoir qui l’on a rencontré. Ce qu’on retient de ces belles créatures, ce sont des « yeux revolver » qui, le temps d’un salut, distillent à la fois une allure sévère et cool. Au-delà, ce sont des femmes capables d’adapter leur voix, capables d’imiter mille accents, de rouler les «r» et de roucouler. Des femmes qui prennent garde cependant à rester sensibles à l’enjeu d’être clean : carrure dessinées dans des robes pincées à la taille, avec, pour l’une, une guipure qui ajoute une touche de décontraction urbaine. Cerise sur le gâteau, des fentes qui, dévoilant une partie des membres inférieurs, donnent lieu à une magnifique image. C’est peu de dire que le reporter est traversé par cette image, et qu’il devient de plus en plus difficile de s’arrêter sur quelque chose: le métier d’agent secret, tel qu’exercé au Cameroun par les femmes.

 

Premiers traits

Seulement, on vient à bout de cette hébétude quand arrive un ancien Lion indomptable. Une ambiance bon enfant se crée. Si les blagues débitées par ce footballeur émérite emportent tout le monde, elles permettent de distinguer au moins une chose : ce sont des femmes qui s’autorégulent dans le sens d’une ormeta bien tempérée, ne laissant pas au journaliste le soin de fouiller le panier de leur profession. Ni C.A., ni Y. T., personne ne dévie cette ligne, même si, au passage, elles avouent être des «catholiques pratiquantes qui vont chaque dimanche à la messe, font un peu de gymnastique, n’ont pas un train de vie énorme et qui prennent leur métier comme un challenge». Et puis, elles coupent court à la discussion fébrile et décousue, reformulant leur refus de s’épancher plus.

En jouant sur les contrastes obtenus à partir de leur attitude, on comprend que ce n’est pas personnel : les deux « gazelles » sont encore en fonction. Qui plus est, elles ont l’impression de ressasser «des banalités». Un ancien haut cadre d’Interpol avait donc bien averti que l’interview ne serait pas facile à conduire, que les femmes agents secret, ont leur tempérament et qu’elles veulent garder «une part de mystère». Autrement dit, qu’elles ne se laissent pas malmener et se protègent derrière une définition extensive de la notion de vie privée et une parfaite connaissance des enjeux stratégiques du temps. «C’est un schème mental venu du fonds des âges du renseignement », renseigne une policière à la retraite.

A ce jour, elle fait figure de «vétéran». J.O. comptabilise plusieurs années de service. «Un parcours durant lequel j’ai côtoyé plusieurs dossiers qui ont fait l’actualité politique, économique et sociale au Cameroun», brandit-elle fièrement. Reconvertie en administratrice déléguée d’une société de gardiennage, elle donne à son ancien métier la teneur d’une riche et belle activité cachée. Elle dit avoir été, en compagnie de cinq autres femmes, recrutée au troquet du coin, juste après son succès à la première partie du baccalauréat (actuel probatoire) et se jette à corps perdu dans les cours par correspondance. «Cette époque est révolue ; avant, c’était un marché un petit peu marginal et un peu traité à la légère», ajuste-t-elle. C’est que depuis, le statut de la femme dans le renseignement a été valorisé. Autrefois mal aimées et considérées (parfois à juste titre, selon notre interlocutrice) comme de dangereuses bourrines, les femmes agents secret au Cameroun bénéficient désormais d’une image positive auprès des structures qui les emploient. «On a beaucoup évolué dans la bonne direction, puisque les autorités ont, il y a 20 ans, accéléré l’insertion des femmes dans ce corps de métier. Elles sont maintenant des dizaines éparpillées sur l’étendue du territoire, avec des salaires juteux », assure la sexagénaire. Elle ajoute: «Maintenant, il faut avoir fait de bonnes études renforcées d’au moins trois modules sur la collecte et le traitement de l’information stratégique ; surtout avec la technologie qui est désormais pointue. Cela est valable même pour les femmes qui sont employées au noir», confie J.O. qui reconnaît que malgré cela, quelques esprits continuent d’instruire, contre les femmes, des procès en incompétence par le truchement de portraits à charge et autres rapports vénéneux.

 

«Sauveuses et briseuses de vie»

Voilà qui nous met sur la piste de celles qui ne sont plus en activité. Là encore, il faut trouver des leviers pour les faire parler, bien qu’on ait été recommandé. A J. O., 74 ans, on réussit à obtenir quelques anecdotes pittoresques mais bien réelles illustrant les relations tendues entre les hommes et les femmes du renseignement au Cameroun. «En avril 1983, un collègue mâle, souvent très grincheux sur le terrain, avait adressé à nos patrons un rapport dans lequel il racontait comment je lui avais sauvé la vie en Centrafrique». Dans ce pays-là, J.O. était l’unique femme du groupe chargé de débusquer Jean-Pierre Oumboute et Ambang Mbadje, les co-assassins de Dikoum Minyem (époux de Marinette Dikoum, NDLR». «Ça n’a pas été facile ! Alors que nous étions sur la bonne piste, Oumboute et quelques brigands avaient planifié secrètement de liquider ce collègue. Intuition féminine, je lui ai dit de changer de route tout simplement. Dieu merci, on a fait le boulot et on les a arrêtés…», raconte-t-elle.

Selon cette «has been», de fringantes demoiselles font des piges dans la profession. Celles-là n’ont pas de statut officiel puisque ne disposant pas d’une carte professionnelle. «On les utilise pour leur cerveau». Dans un éclat de rire mal contenu, J.O. assure que celles-là écument les lieux de plaisir, capables de vouer à un suspect un amour chevaleresque pendant des jours, voire des mois, «juste le temps de la collecte». Avec du recul elle confesse être fascinée par leur capacité à «savoir jouer double jeu pendant tout ce temps, à savoir garder le secret, et à être restées fidèle à une cause, alors qu’elles risquent la mort si jamais leur couverture était découverte».

Sur le sujet, J.O. relate l’histoire d’une «pigiste» et d’un ancien journaliste de la radio publique camerounaise en fin août 1979 à Yaoundé. L’homme de média était, apprend-on, entré en possession de documents top secret de la gendarmerie. «On a, grâce à une jeune demoiselle, réussi à détecter l’origine de cette fuite, avant d’emprisonner quelques éléments de la sécurité militaire et le journaliste en question… Si cet homme avait imaginé que ça se passerait ainsi…», soupire J.O.

 

Déconvenues

L’agréable n’est pas toujours au rendez-vous, hélas ! Parfois, quelques lutins sabotent les initiatives des espionnes. «Le monde des renseignements est un biotope autarcique et limite aristo, rétif à faire preuve de transparence sur ses rouages les moins honorables; c’est ce que dévoilent très souvent quelques serpents visqueux présents dans les rangs», déballe un ancien fonctionnaire d’Interpol. Et pour les femmes du métier, insinue-t-il, cela fausse souvent des enquêtes. Cet avis est partagé par G.E, 73 ans, actuellement à la tête d’une association caritative. Elle a travaillé comme espionne à l’ancienne gare routière de Mbalmayo, à quelques encablures du lieu-dit «Poste centrale» à Yaoundé dans les années 80. Elle raconte comment en tant que femme, elle a été contrariée dans la filature d’un percepteur aujourd’hui décédé. «Un collègue m’a dit que ma féminité ne pouvait pas permettre de solder cette enquête sur le transfert illicites de fonds publics via les cars de transport en commun. Or, il avait flairé le magot et était allé mettre le concerné au courant, moyennant beaucoup d’argent», se souvient-elle, tentant de comparer les profils moraux des mâles et ceux des femmes. «Dans ce métier au Cameroun, je crois que nous avons les nerfs d’acier pour ne pas tomber en tentation, à la seule vue de l’argent», souffle-t-elle.

 

Femme tout court

A écouter une femme agent secret, on l’imagine contrainte et contrite. On est presque mal pour elle. «Ce boulot n’est pas du tout ennuyeux. Ce sont toujours les médias qui gâchent un peu les choses ici au Cameroun», croit savoir J.O. La presse, de son point de vue, se préoccupe plus des «coups bas» portés contre les hommes. Fille de famille au revenu très modeste, bien-pensante, elle dit avoir su, au cours de sa carrière, combiner ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Ce qui se dit et ne se dit pas. Néanmoins, sous ses airs sages, la dame a eu parfois des élans d’indépendance. De rébellion, peut-être aussi, qui sait ? «Comme toutes les femmes !», sourit-elle. A Yaoundé, elle se la coule douce avec son époux et quelques petits-enfants dans un quatre pièce au standing respectable. «Mon mari avait un métier plutôt précaire mais on pouvait s’en sortir à deux en se serrant les coudes, nous n’avions pas de gros besoins», confie-elle. Féministe durant ses années de service, elle avoue avoir mené d’utiles combat pour que ses filles accèdent à la même instruction que les garçons, pour que les femmes puissent exercer un métier, pour qu’elles aient les carrières qu’elles méritent. «Pas dans le renseignement en tout cas ; j’ai peur pour elles !», rigole-t-elle. Dans la foulée, elle n’oublie jamais l’ignominie des attaques, la bassesse de ces quelques belles-sœurs qui, pour dénoncer son métier, ont choisi, délibérément contre elle, un vocabulaire de haine, de mort.

 

«Ce qui se passe dévoile que l’argent va davantage se faire rare dans cette zone, eu égard à un probable tassement des indices. Puisque le climat des affaires s’annonce plus défavorable que ces jours-ci»

 

«En avril 1983, un collègue mâle, souvent très grincheux sur le terrain, avait adressé à nos patrons un rapport dans lequel il racontait comment je lui avais sauvé la vie en Centrafrique»

 

Jean-René Meva’a Amougou

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