« L’administration fiscale s’est fourvoyée »

Alain Symphorien Ndzana Biloa

L’inspecteur principal des impôts est l’auteur de l’ouvrage intitulé «La fiscalité, levier pour l’émergence des pays africains de la zone franc: le cas du Cameroun». Pour lui, la collecte de la taxe sur la propriété foncière par Eneo est inopérante, inefficace et peut même provoquer beaucoup de désagréments. Il explique pourquoi.

Le chef de l’Etat a prescrit au gouvernement de supprimer dans le projet de loi de finance 2018 le recouvrement de la taxe sur la propriété foncière par les entreprises de distribution de l’électricité. Comment comprendre cette instruction du chef de l’Etat ?

Je suis et je demeure un commis de l’Etat. A ce titre, je ne saurais commenter les instructions du chef de l’Etat.

Vous pouvez quand même nous dire, quels auraient été les problèmes que le recouvrement de cette taxe par Eneo aurait pu poser pour justifier une telle décision?

Pour comprendre la problématique du recouvrement de la taxe foncière par Eneo, il faut déjà dire en quoi consiste la collecte d’un impôt par un tiers.

En effet, contrairement aux impôts directs qui frappent périodiquement une matière imposable permanente ou se renouvelant régulièrement selon la définition du doyen Trotabas, les impôts indirects sont intermittents et atteignent des faits (de production, de consommation, d’échange ou plus simplement de dépense). Pour contourner la difficulté évidente de perception des impôts indirects, les Etats obligent certains contribuables à les collecter en les ajoutant au prix de vente des biens ou des prestations. Les impôts indirects peuvent donc aussi être définis comme des impôts collectés par un tiers qui joue le rôle d’intermédiaire entre le contribuable et le Trésor public.

Cet intermédiaire, qui devient le redevable légal de l’impôt, est généralement le fournisseur du bien ou du service auprès du contribuable. C’est le cas des impôts sur la consommation comme la TVA, les droits d’accises, etc. C’est également le cas de certains prélèvements prévus par la législation fiscale camerounaise comme le précompte sur achats collecté par les commerçants grossistes et demi-grossistes, les industriels, les importateurs, etc., le timbre sur la publicité collecté par les annonceurs (radios et télévisions), les éditeurs des journaux imprimés, les afficheurs, les exploitants des salles de cinéma, et la taxe de séjour instaurée par la loi de finances 2017, dont la collecte a été confiée aux établissements d’hébergement. Pour que la collecte d’un impôt par un tiers soit aisée, il faut d’abord que le fait générateur de cet impôt ait un lien direct avec l’opération réalisée par l’entreprise collectrice.

Ce qui n’est visiblement pas le cas avec Eneo en ce qui concerne la taxe sur la propriété foncière…

En effet. Le lien entre la propriété de droit ou de fait d’un immeuble avec la fourniture de l’électricité à un abonné n’est pas évident. En plus, la taxe foncière parce qu’elle frappe périodiquement (annuellement) une matière imposable permanente constituée de la propriété de droit ou de fait d’un immeuble [art 579-1 du code général des impôts (CGI)] est un impôt direct.

La collecte de cet impôt par une entreprise de distribution de l’électricité poserait au moins cinq problèmes : le premier problème est un problème de logistique, le deuxième est technique, le troisième est celui de la gestion de la taxe foncière indument facturée, le quatrième est celui des contraintes que cette collecte imposerait à Eneo et le cinquième est celui de la trésorerie publique.

Si vous le voulez bien examinons chacun de ces problèmes en profondeur. Commençons par le problème logistique. A quoi faites-vous allusion ?

Charger la société Eneo de la collecte de la taxe foncière à compter du 1er janvier 2018 supposait que cette entreprise avait déjà acquis un nouveau logiciel ou modifié son ancien logiciel de facturation pour y intégrer les éléments de liquidation mensuelle de la taxe foncière ; ce qui visiblement n’est pas le cas.

Et quand vous parlez de problèmes techniques. Voulez-vous dire que Eneo n’a pas l’expertise pour collecter cette taxe ?

En effet, pour que Eneo liquide la taxe foncière sur la base d’imposition telle que définie à l’article 580 du CGI, il faut que cette entreprise dispose des valeurs des terrains et des constructions des abonnés propriétaires de tous les chefs-lieux des unités administratives, et qu’elle soit informée en temps réel de toutes les mutations des propriétés immobilières. Par ailleurs, l’article 580 qui n’était pas concerné par cette réforme dispose qu’en cas de minoration de la valeur déclarée, la valeur administrative de l’immeuble est déterminée conformément aux dispositions de l’article 546 bis du CGI. Ces dispositions renvoient au décret n°2014/1881/PM du 07 juillet 2014 fixant les modalités d’évaluation administrative des immeubles en matière fiscale. Ce texte prévoit que la valeur administrative d’imposition est désormais fonction de la classe de la commune, des zones de quartiers, du standing et du nombre de niveaux de la construction. Pour moi, il serait très difficile à Eneo de concilier toutes les exigences de ces dispositions avec ses affaires.

L’autre souci aurait été celui de la gestion de la taxe foncière indument facturée. Comment se serait posé le problème à ce niveau?

Ici, le problème serait venu du volume du contentieux que la collecte de cette taxe par Eneo peut générer et qui viendra s’ajouter au contentieux tout aussi volumineux qui nait de la simple fourniture de l’électricité à ses abonnés et que cette entreprise peine à solutionner. Le projet de l’article 582-2 prévoyait que la taxe foncière indûment établie au nom d’un locataire dans sa facture de consommation d’électricité pouvait être dégrevée d’office sur présentation du contrat de bail enregistré. Sauf qu’en attendant le dégrèvement d’office qui ne peut s’obtenir dans un délai raisonnable, le contribuable est obligé de payer la taxe indûment facturée pour ne pas se voir privé d’électricité.

En plus, comment l’administration fiscale pourra-t-elle accorder un dégrèvement d’office à ce locataire sur la base d’une facture qui restera un document commercial et en l’absence d’un avis de mise en recouvrement établi en son nom? Quand on sait que l’Agence de régulation de l’électricité (Arsel) est chargée d’arbitrer les litiges entre Eneo et les consommateurs de l’électricité, quel serait son rôle dans ces contentieux? Comment Eneo allait-elle appliquer les exonérations prévues à l’article 578 du CGI ? Le projet de l’article 582-3 prévoyait que la taxe foncière indûment incluse dans la facture d’électricité d’un client qui l’a déjà acquittée est déduite de ses factures à venir et que des régularisations sont effectuées entre Eneo et l’administration fiscale. Au vu du nombre d’abonnés d’Eneo qu’indique le fichier que l’administration fiscale a reçu de cette entreprise en 2016 (1 025 000) et qui a surement augmenté à ce jour, comment se feraient ces déductions et ces régularisations ? Sur quelle périodicité ?

Vous avez aussi évoqué les contraintes que cette collecte imposerait à Eneo. Quelles sont-elles ?

Ce projet prévoyait à l’alinéa 1 de l’article 583 que: «l’entreprise de distribution de l’électricité est tenue de mettre à la disposition de l’administration fiscale l’ensemble du fichier de ses abonnés et toutes les informations nécessaires à l’établissement de leur taxe foncière » et à son alinéa 2 que «toute personne physique ou morale sollicitant un abonnement ou un branchement au réseau de distribution de l’électricité est tenue de fournir à l’entreprise de distribution de l’électricité, sous peine d’irrecevabilité de sa demande, les informations nécessaires à l’établissement de sa taxe sur la propriété foncière». Dans ce cas, l’administration fiscale demande à Eneo de lui fournir une information qu’elle seule est supposée détenir, et de conditionner le branchement au réseau électrique par la fourniture des informations nécessaires à l’établissement de leur taxe foncière. Quand on sait que le domaine «connexion à l’électricité» est l’un des domaines qui ont impacté négativement le classement du Cameroun dans le Doing Business 2018, introduire une telle condition au branchement au réseau électrique reviendrait à mettre tout en place pour que la note du Cameroun dans ce domaine se dégrade encore dans le Doing Business 2019. Une fois de plus, il serait très difficile à Eneo de concilier toutes ces contraintes avec ses affaires.

Le dernier problème évoqué c’est celui de la trésorerie publique. A quel niveau le situez-vous ?

Etaler sur 12 mois le recouvrement d’un impôt qui était acquitté au 15 mars aurait eu un impact sur la trésorerie de l’Etat et des collectivités territoriales décentralisées qui en sont bénéficiaires.

La direction général des impôts estime que cette réforme aurait permis de faire passer les recettes de la taxe sur la propriété foncière de 4 milliards actuellement à 100 milliards de francs CFA à terme. N’est-ce pas un argument de poids avec la conjoncture économique actuelle?

Je pense humblement que c’est à ce niveau que l’administration fiscale s’est fourvoyée dans l’analyse synoptique du fichier des abonnés d’Eneo et des dispositions du CGI relatives au redevable et au fait générateur de la taxe foncière. En avril 2016, l’administration fiscale informait l’opinion que l’exploitation du fichier de 1 025 000 abonnés d’Eneo allait lui permettre de passer le nombre de contribuables qui payaient la taxe foncière de 138 510 à 1 163 510. Première erreur, pour elle, les 138 510 contribuables qui payaient cette taxe n’avaient aucun rapport avec Eneo. En plus la taxe foncière étant dû par les propriétaires fonciers de fait ou de droit, et le branchement au réseau électrique n’étant fait que par le propriétaire foncier, l’administration fiscale devait tabler sur le nombre de branchements et non le nombre d’abonnés. En effet pour un immeuble de 10 appartements, il y a un seul branchement pour 10 abonnements.

Pourtant,  il y a une information très pertinente dans le fichier Eneo. C’est celle relative au point de livraison qui elle est liée au branchement au réseau électrique. Le jour que cette information sera bien exploitée, je parie qu’on se demandera si cette réforme vaut la peine lorsqu’on se rendra compte que 70 à 80% des abonnés d’Eneo sont des locataires et ne sont pas redevables de la taxe foncière, du moins au lieu de l’un des abonnements Eneo. Je regrette que l’administration fiscale ne songe pas à exploiter les informations contenues dans le fichier d’Eneo dans le sens que j’ai suggéré à la page 263 de mon ouvrage intitulé «La fiscalité, levier pour l’émergence des pays africains de la zone franc : le cas du Cameroun».

Le Fonds monétaire international qui soutient cette réforme estime que le regroupement du paiement de la taxe foncière avec celui de la facture d’électricité permettra d’élargir et de sécuriser l’assiette de l’impôt et facilitera le recouvrement, tout en réduisant la charge de travail de ses services. Votre réaction à ces arguments?

La position du FMI dépend des informations qui ont été données à ses auditeurs dont l’expertise ne saurait être remise en cause. Pour ce qui est de l’élargissement de l’assiette de la taxe foncière, j’ai indiqué plus haut les éléments qui montrent que l’administration fiscale s’est fourvoyée. Si la collecte de la taxe foncière par Eneo suffisait à elle seule pour élargir son assiette et porter ses recettes à 100 milliards, l’administration fiscale n’allait pas prévoir un régime de déclaration pré-remplie et un régime de déclaration spontanée en plus de cette collecte. L’argument relatif à la réduction de la charge de travail de l’administration fiscale en ce que cette charge est entièrement transférée à une entreprise commerciale n’est pas favorable à l’amélioration du climat des affaires.

Peut-on établir un lien entre la sortie du Groupement inter-patronal du Cameroun (Gicam) et l’instruction du chef de l’Etat ?

Le Gicam a soulevé 5 principaux problèmes dans son communiqué : l’absence du dialogue ou de la concertation, l’augmentation de la pression fiscale attendue, le risque d’aggravation des contraintes imposées à ses membres contribuables, l’affaiblissement du dispositif de remboursement des crédits de TVA et   le caractère répressif de l’avant-projet de la loi des finances 2018. Qu’il y ait un lien ou pas, les instructions du chef de l’Etat et certains éléments qu’elles contiennent apportent une réponse à certaines préoccupations du patronat.

Interview réalisée par Aboudi Ottou

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